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fois l’an, à l’époque de la tonte. La force et l’agilité de ces moutons, devenus presque sauvages, est surprenante. Ils escaladent les rochers, ils montent ou descendent les pentes selon la hauteur des brumes, lestes comme des daims, indépendans et fiers comme des gens qui ont la libre conduite de leur petite personne, sachant enfin triompher de tous les obstacles pour atteindre le brin d’herbe à leur convenance. C’est ainsi que l’Ecosse a inauguré, même dans le royaume des animaux, le self-govemment, la liberté individuelle tempérée par de sages règlemens. Rira qui voudra, ces moutons en portent la marque. Leur physionomie est particulière, leur regard intelligent exprime la réflexion, et ils ont une manière de frapper le pied qui sent son mouton habitué à faire respecter sa volonté.

Toutes ces réflexions amenées par deux jeunes béliers, dont la tête noire nous avait honorés d’un signe protecteur, égayaient notre route, quand du haut des montagnes voisines nous entendîmes des cris prolongés d’appel, puis aussitôt de tous les points qui commandaient la vallée partirent des aboiemens furieux se rapprochant peu à peu du centre, comme si les chiens qui les poussaient s’avançaient par une marche égale et régulière. Tout à coup nous distinguons des masses blanches remuant, courant, sautant de place en place, de rocher en rocher, s’arrêtant un instant pour reprendre leur course effrénée, véritable déroute d’une troupe saisie par la panique. Le hasard nous faisait assister ainsi au rassemblement d’un troupeau. Fermiers et bergers, depuis le matin, avaient commencé la poursuite, et, grâce à l’instinct merveilleux de leurs chiens[1], la menaient à bonne fin. On voyait ceux-ci, attentifs au moindre signal, régler leur marche, occuper à propos un passage important, ne perdant de vue ni un buisson ni un rocher, chassant devant eux l’animal qui tentait la fuite. Sentinelles vigilantes et alertes, éclaireurs aussi infatigables que modestes, ces pauvres chiens, comme de vaillans soldats, travaillent tout le jour au profit du fermier qui les nourrit. À la nuit, le troupeau entier était retenu prisonnier par de grandes claies de feuillages et de bruyères, et nous entendions encore les aboiemens des chiens, que les échos nous renvoyaient mêlés aux bêlemens des moutons effrayés.


II

Le temps continuait à se montrer favorable. Au lieu de la pluie et des brouillards, nous avions un beau soleil et un ciel bleu digne de l’Italie. Aussi, quelques jours après cette chasse, tout le cottage,

  1. On sait que la race primitive des chiens de berger vient d’Ecosse, où elle s’est conservée dans toute sa pureté.