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Je suis déshonoré, ruiné. — Vous avez toujours été bonne pour moi, Thérèse; accordez-moi une dernière grâce, mais d’abord laissez-moi vous dire que ce n’est pas moi qui ai attiré ici Tony; j’ai fait au contraire tout mon possible pour l’empêcher de vous quitter. De grâce, Thérèse, emmenez mon oncle; je ne mérite pas que vous vous occupiez de moi. Tony retournera à Gilois, n’en doutez pas, et quant à moi, j’ai porté mon dernier ballot. Je quitterai le pays, j’irai je ne sais où, le plus loin possible : vous n’entendrez plus parler de moi; mais, au nom du ciel, retirez-vous, laissez-moi seul, je suis assez malheureux.

Ferréol n’avait pas parlé de la sorte sans une visible émotion. Cette émotion fut contagieuse; Thérèse ne put s’empêcher de pleurer; l’abbé Nicod lui-même, qui ne péchait pas par excès de sensibilité, se détourna pour essuyer une larme. Le digne prêtre s’était attendu à une longue lutte contre son neveu pour l’amener à résipiscence; tout en arrivant, il trouvait la chose faite. Restait à consoler le jeune homme, à le détourner de son projet de quitter le pays; ce fut l’affaire d’un cordial pardon de l’oncle et de quelques douces et affectueuses paroles de Thérèse. Tony seul paraissait peu content. Le vif et pétulant garçon ne pouvait se résoudre à renoncer si tôt à la vie d’aventures pour rentrer dans l’existence monotone du foyer maternel ; mais sa sœur étant venue à dire que les contrebandiers avaient tué leur père, il s’écria qu’il aimerait mieux subir mille morts que de demeurer contrebandier un instant de plus. Le tribunal correctionnel tint sans doute compte aux deux jeunes gens de leur repentir, car il acquitta l’enfant, et ne prononça contre son compagnon qu’une condamnation sans gravité.

Ainsi renonça à la vie aventureuse de la fraude le dernier contrebandier populaire du Jura, individu très réel dont je n’ai guère eu à changer que le nom et le lieu de naissance pour en faire le principal personnage de ce récit. Qui en effet n’a entendu parler cent fois dans le Jura de ce hardi jeune homme qui, il y a trois ans encore, faisait le désespoir de tout ce qu’il y avait de douaniers sur notre frontière suisse? Ce n’étaient pas seulement les populations des campagnes qui s’entretenaient journellement de ses faits et gestes; dans les villes mêmes, ses exploits, tristes exploits à y regarder de près, défrayaient toutes les conversations, et, comme de coutume, ne s’amoindrissaient pas en passant de bouche en bouche. Plus d’une fois, ayant à conduire des marchandises prohibées jusqu’à des entrepôts clandestins situés bien en-deçà de la seconde ligne de douane, Ferréol, ou celui que j’ai désigné sous ce nom, traversa Salins déguisé en femme. Ce fait très réel est devenu le point de départ des plus absurdes récits. A en croire même la rumeur populaire, Ferréol se plaisait à voyager sous