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le costume de religieuse; d’autres l’avaient vu déguisé en prêtre, voire en gendarme. On racontait aussi que, travesti en servante d’auberge, il avait servi à dîner à deux gendarmes envoyés à sa poursuite, et cent autres faits non moins inadmissibles dont Ferréol n’est pas le dernier à rire, et qu’il s’efforce de démentir toutes les fois qu’il en trouve l’occasion. Le contrebandier converti a pris au sérieux la vie agricole, et de toutes manières il a bien fait, car, si cette vie est pleine pour le simple fermier de mauvaises chances et de mauvaises heures, elle constitue une condition fort supportable pour le montagnard qui cultive son propre champ. Or telle est aujourd’hui la situation de Ferréol : le patrimoine de Thérèse n’est que de quelques arpens ; mais ce petit domaine, cultivé avec intelligence et en quelque sorte avec amour, suffit et au-delà aux besoins du ménage villageois.


L’arrestation de Ferréol et de sa troupe fit cesser presque entièrement, pour quelques semaines, la contrebande du Noirmont; mais peu à peu ce qui restait de porte-ballots s’enhardit de nouveau, et les choses reprirent leur ancien cours. Rien ne supprimera la contrebande sur la frontière suisse, sinon un abaissement considérable des tarifs. Multiplier les douaniers, aggraver la pénalité, c’est n’aboutir à aucun résultat. Terrassée aujourd’hui, la contrebande se relèvera demain, armée de toutes pièces et non moins entreprenante. C’est qu’elle est, dans nos montagnes, comme un produit naturel du sol. L’enfant est trop longtemps berger; au milieu des sites sauvages, il prend un goût singulier à cette vie presque oisive et presque indépendante. Le travail agricole le réclame enfin ; ce travail est pénible; le sol est maigre et ingrat. Du champ qu’il lui faut retourner à la sueur de son front, le jeune homme aperçoit la montagne où se sont écoulées, dans une vie libre et sans fatigue, ses premières et ses plus douces années. Il connaît tous les contrebandiers du pays, et plus d’une fois même il leur a servi d’espion. Que l’un d’eux passe en ce moment et vienne à lui parler de cette montagne si vivement regrettée, des profits et des émotions de la contrebande, de la Suisse et de ses pintes (cabarets) où le vin blanc est si bon et si bonne la gentiane, il est fort à craindre que l’imprudent jeune homme ne jette sa bêche et ne prenne le ballot. A-t-il fait un premier voyage en Suisse, il appartient à la contrebande ; elle ne le lâchera plus. Le repentir de Ferréol est une exception. Egaré, mais honnête encore au moment où il embrasse ce triste métier, le jeune contrebandier ne tarde pas à y perdre, par la contagion de l’exemple, tous ses bons sentimens : heureux encore si sur cette pente fatale il ne descend point jusqu’à l’abjection !