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En passant par Paris, je fus appelé auprès du ministre de la marine. Le roi Charles IV venait d’abdiquer entre les mains de l’empereur Napoléon, qui avait disposé de la couronne d’Espagne en faveur de son frère Joseph Bonaparte. Les premiers soulèvemens de la Péninsule firent craindre au gouvernement français que les colonies espagnoles, s’associant aux protestations de la mère-patrie, ne voulussent proclamer leur indépendance ou se jeter dans les bras de l’Angleterre, On recherchait partout les officiers de marine qui pouvaient donner quelques renseignemens sur la situation de ces possessions lointaines. J’étais peut-être alors en France le seul officier qui eût pénétré dans la Plata. Dès la première entrevue que j’eus avec le ministre de la marine, il me questionna longuement sur les côtes du Brésil, que j’avais explorées à deux reprises différentes, et sur Montevideo, où j’avais séjourné durant plusieurs mois. Il s’informa surtout si j’avais eu l’occasion de connaître, pendant le temps que j’avais passé dans la Plata, un Français nommé M. de Liniers, qui avait récemment chassé les Anglais de Buenos-Ayres, et qui paraissait jouir dans les provinces de l’Amérique espagnole d’une immense influence. Le hasard en cette occasion nous servait admirablement, car ce n’étaient point seulement des relations banales que j’avais eues avec M. de Liniers; il avait existé entre nous une véritable intimité, fondée sur une vive sympathie et sur une mutuelle estime. M. Decrès fut très satisfait de mes renseignemens. Il me prescrivit de lui remettre le plus tôt possible un rapport non-seulement sur la navigation de ces parages, mais aussi sur le pays, les habitans, les forces militaires des provinces que j’avais visitées. Il voulut en outre que j’entrasse dans les plus minutieux détails concernant M. de Liniers, sa famille, son caractère, ses goûts, son influence tant à Montevideo qu’à Buenos-Ayres. Je m’occupai de ce travail jour et nuit. Après l’avoir lu, le ministre me dit : « Vous allez remplir la plus importante des missions; si vous réussissez, les portes des Tuileries ne seront pas assez grandes pour vous recevoir. Gardez le plus profond secret sur le voyage que vous êtes sur le point d’entreprendre, et faites mystérieusement vos préparatifs de départ. Un colonel d’artillerie sera placé sous vos ordres avec vingt-cinq soldats d’élite de son régiment. Cinq cents fusils seront mis à votre disposition, vous les distribuerez à nos partisans. » Le ministre puisa dans le rapport que je lui avais remis de longues instructions qu’il soumit au chef de l’état. L’empereur les jugea inutiles; de sa main il écrivit au bas de ce projet: « Point d’instructions écrites ! L’officier auquel vous confiez cette mission agira dans l’intérêt de la France. Jusqu’à son départ, il lui sera adressé deux exemplaires du Moniteur, afin qu’il soit au courant des événemens. »