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Cette décision de l’empereur simplifiait la tâche du ministre de la marine. L’amiral Decrès me fit appeler et m’annonça que j’allais partir immédiatement pour Lorient, où je prendrais le commandement de la frégate la Créole. Ce puissant ministre, qui jusqu’alors m’avait été si contraire, semblait avoir complètement changé de sentimens à mon égard. Il m’entretenait avec bienveillance de la campagne que j’allais faire, me donnait des conseils sur la conduite que j’aurais à tenir à mon arrivée à Montevideo, et m’indiquait, avec la complaisance d’un homme fier de son habileté, les moyens de séduction que je devrais employer pour attacher les habitans du pays à notre cause. Dans le dernier entretien que j’eus avec lui, il termina son discours par ces mots : « Votre mission remplie, allez avec votre frégate où bon vous semblera; passez dans la mer du Sud, si la mer du Sud vous convient; allez à l’île de France, si vous le préférez; revenez en Europe, si le retour vous sourit davantage. Vous êtes absolument le maître d’agir comme vous l’entendrez. »

Si je survivais aux chances que j’allais courir, ma fortune militaire était faite. Je n’attendais plus qu’un vent favorable et l’éloignement de la croisière anglaise pour mettre sous voiles, quand une nouvelle inattendue vint suspendre mon départ et mettre encore une fois à néant toutes mes espérances : le 20 août 1809, M. de Liniers avait été fusillé par la faction anti-française. Ma jeunesse avait connu bien des misères, mais les misères de la jeunesse sont encore du bonheur, et d’ailleurs à travers ces pénibles épreuves tout m’avait réussi : lieutenant de vaisseau à vingt-trois ans, capitaine de frégate à vingt-cinq, capitaine de vaisseau à trente, j’avais rapidement marché dans ma carrière. Depuis cinq ans au contraire, tout semblait tourner contre moi; ceux que j’avais aimés disparaissaient emportés l’un après l’autre par la destinée. Heureusement je n’étais pas homme à perdre courage : ma trame était rompue, je m’occupai à l’instant d’en renouer une autre. J’avais, je puis le dire, un ardent amour de la gloire; c’était la passion de cette époque, et nul cœur n’en était plus rempli que le mien. Je m’indignais en secret de ne compter encore que de bons services, lorsque plus d’un de mes camarades s’était déjà fait connaître par de glorieux faits d’armes.

Aussitôt que la funeste nouvelle qui renversait tout l’échafaudage de ma mission me fut parvenue, je m’étais empressé d’adresser au ministre un projet de croisière sur divers points fréquentés par les navires de commerce anglais, et particulièrement sur les côtes da Brésil. J’entrais à ce sujet dans des développemens qui attirèrent l’attention de l’amiral Decrès. Deux nouvelles frégates, la Revanche et la Concorde, furent adjointes à la Créole, et je fus nommé au commandement supérieur de cette division. Tant que dura la belle