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dans la condition des propriétés et dans celle des personnes, supprimer les maîtrises et les jurandes, où l’esprit de monopole avait étouffé la pensée première de protection, provoquer par l’entière liberté du commerce l’abaissement des prix et l’union définitive des provinces, convertir des taxes multiples en un impôt territorial applicable aux propriétés de la noblesse comme à celles du clergé, cadastrer toutes les terres afin de donner une base certaine à l’impôt, établir l’uniformité des poids et mesures, proclamer la liberté de conscience en rendant la plénitude de leurs droits civils aux protestans, codifier des lois issues d’une double source, adoucir une législation criminelle dont le caractère sanglant exerçait sur les mœurs publiques une influence trop peu remarquée[1], telles étaient les vues hardies qu’apportaient aux affaires M. de Turgot et M. de Malesherbes, son ami. La moitié de l’œuvre de la constituante pesait sur les épaules d’un seul homme, et cet homme-là avait contre lui les dédains du chef du cabinet, les hésitations du jeune roi, et la ligue des parlemens, tout prêts à mettre le royaume en feu plutôt que de permettre l’accomplissement des moins inoffensives entre tant de réformes promises ou espérées. Son sort était écrit.

Calme et affectant une grande confiance au sein de périls aggravés d’heure en heure par l’étroite entente de ses ennemis, Turgot résolut de faire une première épreuve de la décision d’un roi auquel l’amour du bien n’en donnait point le courage. Au commencement de 1776, il promulgua donc six édits très limités dans leurs dispositions, mais très significatifs par la pensée dont ils étaient l’expression calculée. L’un supprimait les jurandes et communautés de commerce, l’autre les corvées pour les grandes routes, en leur substituant une contribution spéciale à percevoir sur les privilégiés comme sur les autres sujets du roi. Quatre édits d’une importance théorique moins considérable concernaient l’administration de la ville de Paris et celle de divers établissemens particuliers, replacés sous le régime de la liberté industrielle, devenue loi fondamentale de la monarchie.

  1. On n’étudie pas le XVIIIe siècle sans demeurer frappé des conséquences immorales que ne pouvaient manquer d’amener pour la population parisienne la fréquence et le hideux appareil des exécutions criminelles. En lisant le Journal de Barbier, en parcourant la collection du Mercure et de la Gazette de France, on est étonné de la place considérable que tenaient alors les scènes de la Grève dans la vie populaire. C’était comme le théâtre du temps. Le gibet et la roue y fonctionnaient presque périodiquement, et l’on voyait durant des journées entières des malheureux s’y tordre dans une lente agonie. Quelquefois le programme était varié par la décollation et même par le bûcher; durant le règne de Louis XV, j’en ai annoté plusieurs exemples. La torture avait ses héros et ses légendes, entretien journalier de la génération qui, après avoir commencé par voir tenailler Damiens, devait finir par se partager les membres de Foullon.