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de controversiste. Ce manifeste du scepticisme, dont tant de lecteurs ont été dupes, n’est autre chose qu’une scène de comédie.

Mais on ne badine pas avec le scepticisme, on ne s’en sert pas impunément comme d’un épouvantail. Sans parler de tous les dangers que présente une telle tactique, celui qui ne craint pas de s’en servir en est toujours victime; ses lecteurs le prennent au mot, soit pour le louer, soit pour le blâmer, et le voilà enrôlé malgré lui parmi les adversaires déclarés de la raison. Huet avait eu le pressentiment du sort qui l’attendait; il ne put se résoudre à publier de son vivant ce dangereux badinage. Les Questions d’Aunay avaient été imprimées en 1690 ; le Traité de la Faiblesse de l’esprit humain, qui en formait l’appendice, ne vit le jour qu’en 1723, deux ans après la mort de l’auteur. Il sentait bien que sa stratégie serait mal comprise : « J’aurai à dos, écrivait-il le 19 août 1715 à un ami qui le pressait d’imprimer le Traité, j’aurai à dos les gens superficiels... L’apparence du mauvais sens frappera d’abord, et on n’entendra raison qu’après les réflexions. » C’est ce qui est arrivé ; à une première lecture, c’est l’apparence du mauvais sens qui frappe d’abord l’esprit. Ceux qui avaient connu l’évêque d’Avranches, qui avaient suivi le développement de ses idées, qui étaient initiés aux subtilités et à la bizarrerie de sa méthode, furent moins surpris de cette publication ; mais à mesure qu’on s’éloigne du temps et du pays de Daniel Huet, on voit sa pensée tout à fait méconnue et son badinage pris au sérieux. Les meilleurs critiques, les Leclerc, les Basnage, peuvent bien avoir des doutes sur la convenance d’une telle argumentation; ils seraient prêts cependant à répéter le témoignage que Bossuet rendait à l’évêque d’Avranches en 1690, c’est-à-dire l’année même où paraissaient les Questions d’Aunay, accusées aussi aujourd’hui de contenir en germe le scepticisme du Traité. « Je l’ai vu, dit Bossuet, dès sa première jeunesse, prendre rang parmi les savans hommes de son siècle, et depuis j’ai eu les moyens de me confirmer dans l’opinion que j’avais de son savoir durant douze ans que nous avons vécu ensemble. Je suis instruit de ses sentimens. » Ainsi pensaient de leur côté les Leclerc, les Basnage, les d’Olivet; mais attendez une génération nouvelle, ou bien passez en Italie, en Allemagne, en Angleterre, et voyez comme le point de vue est changé. Ce qui avait paru une bizarrerie de Huet, une argumentation erronée, singulière, paradoxale, va devenir bientôt, chez des critiques moins bien informés, un scepticisme armé de toutes pièces. Pour le XVIIIe siècle tout entier, Daniel Huet est un des chefs du scepticisme moderne. Un seul homme, un jésuite, le père Baltus, s’efforça de dévoiler à ses contemporains la pensée de l’évêque d’Avranches; mais le travail du père Baltus sur le traité de Huet est plutôt une apologie qu’une explication critique. Le père Baltus approuve tout dans l’argumentation de l’évêque ; il y trouve la doctrine des pères de l’église, et, oubliant d’en signaler, comme le fait M. l’abbé Flottes, les paradoxes et les erreurs, il compromet par ses exagérations la cause qu’il veut défendre. Il ne paraît pas, en effet, que cette apologie ait beaucoup profité à la réputation de Huet. En Hollande, douze ans après la mort de l’évêque d’Avranches, le cartésien Crousaz prend au sérieux son scepticisme et le réfute avec force (1733). Deux ans après, Egger, professeur de philosophie à Berne, publie un