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savaient pas lire, mais il se hâta d’ajouter que c’étaient ceux qui savaient le mieux leurs rôles par cœur. Ces phénomènes de mémoire ne sont pas rares chez les acteurs illettrés. Il prétendit que les plus grands artistes dont s’honore la scène anglaise avaient fait leurs débuts sous des tentes. Edmund Kean lui-même n’avait-il pas figuré dans sa jeunesse à St. Barlholomew fair, et plus tard n’avait-il pas rempli le rôle de Harlequin dans la troupe de Richardson, l’ancien showman[1]? N’était-ce point une bande d’acteurs plus ou moins errans qui, s’étant arrêtés dans la ville de Strafford, inspirèrent à William Shakspeare lui-même le goût du théâtre?...

Au nom de Shakspeare, je l’interrompis pour lui demander si sa troupe jouait les drames de ce grand poète.

— Nous jouons tout, reprit-il d’un air capable[2]. Durant le temps des foires, il faut faire de l’argent, et nous sommes obligés de n’offrir au public que des raccourcis; mais l’hiver nous donnons des représentations de trois ou quatre heures dans les granges ou dans les étables, et alors nous faisons de l’art. Le théâtre de Shakspeare n’a qu’un défaut : ses pièces coûtent trop cher à monter. Nous avons dû obvier de notre mieux à cet inconvénient, et suppléer par notre industrie à l’insuffisance de nos moyens pécuniaires. Nos décorations ne répondent pas toujours, je l’avoue, au lieu de la scène indiqué par le poète, et les spectateurs ont quelquefois ri de nous voir jouer dans une forêt l’acte du Roi Lear qui devrait se passer sur un rocher nu au bord de la mer. Nous en sommes quittes pour annoncer alors au public que la grande toile sur laquelle nous comptions n’a pu venir à temps par le chemin de fer ou par le coche. L’année dernière, nous avons joué avec beaucoup de succès Venise sauvée[3] ; mais comme nous n’avions pas de cloche à notre service, un apothicaire de la ville nous prêta un pilon et un mortier qui produisirent exactement le même effet. Le first tragedian que vous voyez au bout de la table est très beau dans la scène du souper de Macbeth, où apparaît le spectre de Banquo. Seulement nous avons

  1. Il est très vrai que quelques-uns des directeurs de théâtre ou des bons comédiens de Londres ont commencé par être des stage-managers forains ou des strolling players.
  2. Un journal français déclarait, il y a quelque temps, avec une rare assurance, que le théâtre de Shakspeare n’était plus en Angleterre qu’un théâtre de bibliothèque. Or il y a d’abord à Londres une salle de spectacle, Sadler’s-Wells, qui fait profession de jouer tous les jours les pièces du dramaturge anglais. Outre cela, non-seulement les grands et petits théâtres de Londres, mais encore tous les théâtres de villes de province donnent de temps en temps des représentations de Shakspeare. Il n’y a point si mince acteur qui n’ait figuré cinq ou six cents fois dans sa vie comme un des personnages de Hamlet. Il est vraiment incroyable que sept ou huit lieues d’eau et une différence de langage élèvent de telles barrières morales entre deux peuples qui ont tout intérêt à se connaître.
  3. Venice preserved or a Plot discover’d n’est point de Shakspeare; cette pièce a été écrite en 1628 par Thomas Otway.