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chez qui encore l’imagination absorbe le sentiment de la réalité. On pourrait peut-être reprocher à l’auteur d’avoir fait son prêtre ultramontain trop vil et trop méprisable : un peu plus de grandeur dans ce caractère eût contribué à grandir les types opposés. La figure la plus curieuse et la mieux étudiée est sans contredit celle du prince Ænéas : on sent qu’un modèle vivant posait devant le peintre, et M. Laurent Pichat a exprimé avec bonheur ce singulier mélange d’énergie et de faiblesse, d’ambition et de désintéressement, et surtout cet entraînement fatal qui domina toute la vie du vaincu de Novare, et le rapproche en quelque sorte de ces grandes figures de l’antiquité contre lesquelles s’acharna le destin.

Il est des génies qui demeureront pour l’humanité un inépuisable sujet d’étude, et qui demanderont à l’avenir des commentaires sans cesse renouvelés et sans cesse différens, car chaque siècle, chaque nation les expliquera suivant son tempérament, et se mettra pour les contempler aux points de vue nouveaux que lui créeront inévitablement la succession des faits et la transformation des idées. Ceux qui doivent jouir de cet honneur n’y peuvent prétendre que parce qu’ils sont humains : Shakspeare est au premier rang de ces créateurs immortels. Aussi la nouvelle traduction française de ses chefs-d’œuvre, qui s’annonce comme une interprétation très-rigoureuse du texte, mériterait-elle d’attirer notre attention, si elle n’était recommandée d’une façon toute spéciale par le nom qui la signe. On a spirituellement plaint les personnes qui avaient à se faire pardonner le nom illustre qu’elles portaient; M. François-Victor Hugo ne pouvait choisir un meilleur moyen de montrer qu’il saurait être lui-même : il faut être homme pour se prendre à Shakspeare. Le premier volume de cette traduction[1] contient les deux Hamlet, et il est précédé de quelques pages intéressantes, où M. F.-V. Hugo compare et éclaircit les différences des deux versions, et où il jette quelques lumières sur un type qui ne sera jamais complètement défini, parce qu’il appartient maintenant à la conscience humaine. Le premier de ces deux Hamlet, découvert seulement en 1825, fut écrit vers 1584; Shakspeare avait alors vingt et un ans. Entre cette première forme de sa pensée et la seconde, Shakspeare laissa passer quinze ans pendant lesquels, éclairé sans doute et par les représentations publiques de son drame et par ses méditations solitaires, il revit et remania son œuvre en plusieurs endroits, nous laissant ainsi la preuve qu’un écrivain de génie doit savoir être à lui-même son propre critique. L’Hamlet que nous connaissons parut pour la première fois vers l’année 1600. La modification la plus importante que Shakspeare ait introduite dans son œuvre montre bien quelles furent la grandeur et la pénétration de ce génie tragique. Dans le premier Hamlet, Gertrude ignore le crime de Claudius et devient, dès qu’il le lui a révélé, la confidente active des projets de son fils; dans l’autre, elle est la complice silencieuse de son second époux, et sa mort, cet empoisonnement involontaire de sa propre main, semble obéir aux lois de la fatalité antique. Shakspeare a montré ainsi qu’il brûlait du génie d’Eschyle, mais son inspiration possédait encore d’autres fermens, qui le font surtout grand pour nous : l’étude constante de l’homme et la pénétration des nouveaux sentimens propres aux sociétés

  1. In-8°, chez Pagnerre.