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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/360

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leurs appartemens pour le reste de la journée. Vers six heures, on se réunissait de nouveau au cercle de la princesse, mais seulement les personnes invitées; les autres se rassemblaient chez la grande-maîtresse, qui tenait salon, et là, quand le temps était favorable, on combinait quelque joyeuse promenade en gondole.

Cependant ces aimables passe-temps où se laissaient absorber les esprits superficiels n’étaient point l’unique préoccupation de tout le monde au château de Rheinsberg, et parmi les intimes du prince il s’en trouvait plusieurs que de sérieux desseins animaient en secret. C’est ici le cas de dire un mot d’une association restée assez mystérieuse, et dont le but semblait être, en même temps que l’étude approfondie des sciences militaires et de la discipline, une sorte d’émulation morale pour réaliser le type du parfait soldat. C’est à la France que cette fois encore on emprunte son modèle, et la devise de l’ordre, « sans peur et sans reproche, » nous indique suffisamment l’idéal qu’on se propose. Il y a douze chevaliers, reconnaissant pour grand-maître Fouqué, de qui chacun reçoit l’accolade, sans en excepter le royal fondateur. Parmi les autres membres de l’association, on cite les princes Guillaume et Henri de Prusse, frères de Frédéric, le duc Guillaume de Brunswick-Bevern, Keyserling, enfin Chasot, qui, bien que n’exerçant dans cet état-major du prince aucun emploi défini, donne à son entourage, si l’on en croit un des intimes du cercle de Rheinsberg, le baron Bielferd, une grande idée de ses talens militaires. « Chasot a, si je ne me trompe, beaucoup de dispositions à devenir un jour un général habile, si jamais il est employé dans le militaire, comme je le suppose. » Tous les chevaliers, en entrant dans l’ordre, prennent un nom de guerre : Frédéric s’appelle le constant, Fouqué le chaste ; celui-ci s’intitule le sobre, celui-Là le gaillard, et les lettres qu’on s’adresse mutuellement portent l’empreinte d’une bague qui sert de signe de reconnaissance, et sur laquelle sont gravés ces mots : « vivent les sans-quartier! » On marchait ainsi à son but sans rien dire en étudiant l’art et l’histoire de la guerre, en traitant à fond les questions les plus importantes de tactique militaire et de stratégie, en cherchant à se rendre un compte exact et précis des campagnes et des opérations des grands généraux de l’antiquité et des temps modernes. On travaillait de concert en vue de l’avenir, on se mettait en mesure d’aborder dignement l’ère nouvelle que chacun pressentait grosse d’événemens, et qui en effet s’approchait à grandes journées. Depuis le commencement de 1740, l’état de santé du roi devenait de plus en plus critique. Dès le mois de février, Frédéric, alors à Berlin, écrivait à sa sœur de Baireuth : « Selon toutes les apparences, vous ne reverrez jamais le roi. Pour à présent, sa fièvre est