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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/390

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par le roi son maître, le titre de lieutenant-général. Impossible, on en conviendra, d’agir d’ennemi à ennemi avec une plus grande courtoisie. C’est pour le coup que Frédéric aurait eu raison de s’écrier :

Heureux Chasot, que la nature
Daigna partager de son mieux !

Tout au rebours de ces caractères malencontreux à qui tous les partis jettent la pierre, il n’entendait monter à ses oreilles que des actions de grâces, et c’était une rage d’avoir été sauvé par lui. Le sénat de Lubeck lui votait d’enthousiasme des remercîmens et des dotations, et le roi de Danemark le nommait lieutenant-général! Quelle admirable occasion de se faire peindre! Il en usa d’autant plus commodément, qu’il avait encore sous la main son beau-père; je dis encore, parce qu’à ce moment le vieux Torelli s’apprêtait à quitter l’Allemagne pour se rendre à Pétersbourg, où l’appelait l’impératrice Catherine, déjà occupée à recruter de par le monde cette phalange d’artistes, de poètes et de philosophes, qui faisait vers cette époque l’indispensable ornement des cours du Nord. Il n’importe : avant de s’éloigner, maître Stefano ne voulut rien oublier de ce qui pouvait recommander un jour son glorieux gendre aux yeux de la postérité. Il peignit Chasot dans tout l’éclat de sa chevalerie, le harnais sur la poitrine et l’épaule droite négligemment drapée d’un manteau de velours cramoisi; à ses côtés repose son casque, où semble s’appuyer sa main, d’un modelé et d’une blancheur aristocratiques qui se révèlent sous la transparence de ses riches manchettes de dentelle. Ses cheveux bouclés ont un œil de poudre, et son visage, un peu haut en couleur, où les traces de l’âge ne s’accusent que par le complet épanouissement de la virilité, son visage porte, à près de cinquante ans, je ne sais quelle expression d’audace et de martiale galanterie; on dirait même que sa bouche, légèrement entr’ouverte, sourit encore au souvenir des beaux jours de Rheinsberg, dont l’heureuse insouciance ne l’a du reste jamais abandonné. A son cou brille l’ordre pour le mérite, et à cet illustre signe, non moins qu’à la dragonne argent et sable de son épée, vous reconnaissez le soldat du grand Frédéric, le lieutenant-colonel au fameux régiment de Baireuth.

Cependant vingt-cinq ans environ, grande mortalis œvi spatium, s’étaient écoulés depuis que les deux anciens compagnons d’armes ne s’étaient revus. Que d’événemens arrivés pendant ce temps! Et dans l’entourage du roi que de changemens survenus! Combien d’aimables et spirituelles figures de connaissance qui peuplaient jadis ce petit salon de Potsdam, et qu’il fallait, hélas! s’attendre à ne plus retrouver qu’en peinture! « Une chose qui n’est