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pas dit : Trente-cinq écrivains, dans la légion des cent treize, ont obéi à des tendances frivoles, vingt-cinq à des prétentions abstraites; il en faut ranger quinze parmi les pédans, quinze autres parmi les dilettantes ; deux ou trois sont des rêveurs égoïstes, des artistes épris de la forme et oublieux de leur temps? Après cette mémorable expérience, ils auraient pu parler en maîtres et rappeler l’art dramatique au sentiment de sa mission.


IV.

Pour moi, si je résume les impressions laissées dans mon esprit par les œuvres que je viens de parcourir, poésies, romans, œuvres de théâtre, je suis surtout frappé de voir une espèce de scission s’établir de plus en plus entre la littérature et la conscience publique. Il y a bien longtemps qu’une œuvre littéraire n’a ému l’Allemagne : je parle de ces émotions généreuses qui unissent tout à coup des milliers de cœurs, et du nord au midi font naître des pensées semblables chez les enfans d’une même race. Les livres d’imagination se succèdent; on les lit ou on ne les lit pas, peu importe. Ce sont objets d’amusement, curiosités passagères. Vainement l’écrivain a-t-il déployé dans son œuvre des qualités brillantes ; pourquoi s’intéresserait-on à des écrits tout personnels où l’élite du pays ne retrouve aucune des pensées qui l’occupent? Si vous ne partagez ni mes tristesses ni mes espérances, en vérité vous n’avez rien à me dire, et je perds mon temps à vous écouter. Voltaire exprime vivement cette idée dans la Princesse de Babylone. La princesse, qui du fond de l’Asie poursuit son cher amant à travers les contrées occidentales, se trouve arrêtée tout à coup dans un port de Hollande. Elle avait nolisé deux vaisseaux pour se rendre à Londres avec sa suite, tout était prêt, on allait partir quand un vent violent s’élève, et durant une semaine empêche les navires de démarrer. Afin de tromper son ennui pendant ce siècle de huit jours, la princesse, dit l’auteur, « fit acheter chez Max-Michel Rey tous les contes que l’on avait écrits chez les Ausoniens et chez les Welches... Elle espérait qu’elle trouverait dans ces histoires quelque aventure qui ressemblerait à la sienne et qui charmerait sa douleur. Irla lisait, le Phénix disait son avis, et la princesse ne trouvait rien dans la Paysanne parvenue, ni dans le Sofa, ni dans les Quatre Facardins, qui eût le moindre rapport à ses aventures; elle interrompait à tout moment la lecture pour demander de quel côté venait le vent. » Goethe, qui comprenait si bien Voltaire, aurait pu voir là un symbole. La princesse, c’est l’Allemagne; l’amant qu’elle cherche et qui la fuit, c’est le progrès politique, le sentiment de la vie active, la constitution de