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un avenir qu’elle-même ne se proposait pas encore. Elle jetait un principe de liberté dans la monarchie, toute militaire alors, de la Prusse; elle rendait l’autocratie de Naples modérée, protectrice pour les talens, favorable aux innovations et à cette philanthropie dont brillent les écrits de Filangieri; elle forçait indirectement la domination allemande à donner pour un temps au Milanais, par la généreuse tutelle du comte de Firmian, le régime administratif le plus bienfaisant et le plus éclairé qu’on ait jamais vu en pays conquis. Enfin elle concourait à faire mieux sentir à l’Angleterre elle-même tout l’avantage de ses formes politiques, et elle la préparait à se délivrer graduellement des restes d’oppression religieuse dont whigs et tories avaient contracté la trop longue habitude.

L’Esprit des Lois, publié il y a aujourd’hui cent dix ans, à Genève, à Paris et à Londres, dans la même année, et lu aussitôt dans notre langue par tous les hommes éclairés, parut pour l’Europe une leçon bien plus sensible, une autorité bien autrement efficace que les débats mêmes du parlement britannique, restreints encore dans leur publicité, et demeurés presque inconnus sur le continent. La constitution anglaise, cet amas laborieux de précédens féodaux et de libres usages, de privilèges et de droits inviolables, le tout vivifié par une habitude générale de discussion publique, par l’esprit tenace de la nation, et par cette procédure de liberté, sans laquelle les déclarations de principes sont peu de chose, c’était là d’abord, même au milieu du XVIIIe siècle, un spectacle peu compris et encore moins envié des autres peuples civilisés.

Un Français, homme de génie, venait porter pour tous l’ordre et l’évidence dans ce dédale d’une liberté étrangère, complexe, lointaine, non par les lieux, mais par la différence des esprits. Ecartant ou simplifiant la subtilité technique des formes, il faisait ressortir et briller à tous les yeux le fonds de principes essentiel à une société judicieuse et libre, l’accord nécessaire de ces principes avec le bon sens et l’équité absolue. C’est ainsi que le onzième livre de l’Esprit des Lois était rempli d’un seul fait, l’analyse théorique et pratique du gouvernement anglais. Et par cette analyse seule l’auteur expliquait admirablement ce que c’est que la liberté, à quoi elle est bonne, et pourquoi elle doit être défendue; comment ce qu’on a appelé le pouvoir du peuple n’est pas la liberté du peuple, mais tout le contraire; comment il importe de ne pas réunir dans la même personne la puissance législative à la puissance exécutrice; comment la puissance de juger doit elle-même n’être pas immuable, mais souvent représentée par des personnes tirées du corps de la nation, et qui se renouvellent comme les accusés dont elles sont les juges.

La définition et les conséquences de ces divers principes, la manière dont ils se concilient, se fortifient et se limitent l’un l’autre,