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peu plus de 500 francs). N’importe : ce médiocre salaire, grossi du produit de quelques biographies de comédiens secondaires publiées dans le Mirror of the Stage, complétait, pour le jeune imprimeur, un revenu qu’il jugeait sans doute suffisant, puisque dès lors il songeait au mariage. Lié d’une étroite amitié avec un autre débutant littéraire qui, lui aussi, creusait péniblement sa voie dans les régions inférieures de la presse, Laman Blanchard, ils avaient mis en commun leur ambition d’écrivain et leurs rêves amoureux. Après une semaine de labeurs acharnés, ils partaient, le dimanche venu, avec leurs jeunes fiancées, et, dans toute la liberté autorisée par les mœurs de leur pays, pauvres d’argent, riches de poésie et d’espérance, parcouraient les rians abords de la sombre capitale anglaise : deux enfans, deux enthousiastes !


« C’était en 1823, nous raconte le fils de Douglas Jerrold. Le Libéral[1] avait manqué. Byron était à Gênes, tournant vers la Grèce ses regards inquiets, et prêt à tout quitter, même la comtesse Guiccioli, afin d’aller sur ces champs de bataille pour lesquels alors il se croyait né... Au comité grec de Londres arrivaient ses lettres, pressantes, impérieuses, demandant des armes, de la poudre, des médicamens, et ces lignes vaillantes, ces appels sonores trouvaient à Londres plus d’un écho. Par un jour sombre et pluvieux, au bruit des pieds qui clapotent dans la boue et des fiacres roulant sur le macadam de Holborn, deux jeunes gens, abrités sous une porte, causent avec une ardeur fébrile. L’un est de taille haute, élancée. Une chevelure noire et abondante couronne son front large et blanc ; il y a des éclairs dans ses yeux noirs, et mainte jeune fille lui envierait la délicatesse de son teint. Son interlocuteur, plus petit que lui, a des cheveux blonds et flottans, un nez aquilin d’un relief prononcé, des yeux de feu sous d’épais sourcils, des lèvres expressives, qui, par leur jeu mobile, soulignent en quelque sorte chacune des paroles qu’elles articulent... Il ne faut pas être magicien pour prédire à ces deux amis la destinée qui les attend. Le premier, doué d’une exquise sensibilité, marchera dans la vie entouré de sympathies nombreuses et de chagrins plus nombreux encore. Le second, avec sa tête de lion, ses regards ardens, ses mains de lutteur, combattra pied à pied, sans fléchir jamais, et finira par saisir le pavillon ennemi dans sa victorieuse étreinte.

« Laman Blanchard et Douglas Jerrold, — car ce sont eux, — parlent en ce moment, sous l’auvent protecteur, de Byron et de la liberté. Tout noble qu’il est, Byron est leur idole. N’est-il pas poète? ne combat-il pas pour l’indépendance? Pourquoi ne le suivraient-ils pas? pourquoi n’iraient-ils pas le rejoindre au pied du mont Olympe? Tandis qu’ils s’exaltent à l’envi sous l’empire de cette tentation soudaine, l’un d’eux, le blond aux yeux bleus, est tout à coup frappé par le contraste de leurs paroles sublimes et de leur attitude un peu trop bourgeoise. Deux futurs croisés qui se laissent intimider par une ondée de printemps! Aussi, s’élançant sur la chaussée :

  1. Titre du journal fondé par lord Byron et Leigh Hunt.