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comptes, lorsqu’on apporta les journaux. Le docteur déplia la gazette officielle ; tout à coup il jeta un cri, et, me passant le journal : — Lisez, me dit-il ; n’est-ce pas à devenir fou aussi ?

Voici ce que je lus à haute voix, et avec une stupéfaction facile à comprendre :

« On nous écrit de Brindisi : « L’Italie vient de faire une perte cruelle. Hier, 4 octobre, au moment où l’Angélus sonnait, le jeune sculpteur Lélio, qui depuis plusieurs années s’était retiré dans notre petite ville, a été frappé de mort subite. Il venait de mettre la dernière main à la statue de Judith, pour laquelle la belle Mme A… S… avait consenti à lui servir de modèle, lorsqu’il s’est affaissé brusquement sur lui-même en portant la main à son cœur, comme s’il venait d’y recevoir un coup violent. Tous les secours de l’art ont été inutiles. Les médecins attribuent à la rupture d’un anévrisme cette mort que rien ne faisait pressentir, et qui a rempli de deuil notre population. »

En m’entendant lire, Giovanni s’était levé :

— Ah ! il est mort ! s’écria-t-il ; tant mieux ! Dieu m’épargne un crime, car je partais pour aller le tuer !


Peu de temps après, je revins en France ; ces événemens étaient restés ineffaçablement gravés dans mon souvenir, et lorsqu’en 1851 je débarquai à Brindisi, revenant du golfe de Lépante, je m’informai des Spadicelli. Le vieil Antonio était mort ; Annunziata, atteinte d’une maladie de langueur qu’on ne put m’expliquer, avait quitté le pays depuis longtemps et habitait la ville de Reggio.

Dernièrement je visitais la curieuse collection conchyliologique de M. F. de G… Le conservateur, me montrant un coquillage, me dit : — Voici notre dernière conquête ; c’est le pleurotomaria quoyana ; jusqu’à présent, on ne le connaissait qu’à l’état fossile : celui-ci est peut-être unique ; il vient de la mer des Antilles.

— Pauvre Spadicelli ! dis-je à demi-voix.

— Vous avez connu le comte Antonio Spadicelli, reprit le conservateur ; c’était un amateur fort éclairé. Voici un spondylus regius qui vient de sa collection ; c’est le plus beau spécimen que l’on connaisse en Europe.

Ces innocentes coquilles me remirent en mémoire les aventures de Fabio, et à cette heure que les principaux personnages de ce drame singulier sont morts, j’ai cru pouvoir le raconter sans inconvénient.


MAXIME DU CAMP.