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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/832

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murailles, qui les abritent à peine contre les intempéries de l’air.

La nuit ne tarda pas à se faire, car, dans ces contrées, le crépuscule ne dure qu’un instant, et les ténèbres succèdent à la lumière presque sans transition. Les émotions et les fatigues de la journée éloignaient de moi le sommeil : je priai mon guide de reprendre la suite des récits qu’il avait commencés à diverses reprises pendant le jour, et qu’il semblait impatient de continuer. Cet homme, que j’avais pris à Arta pour me guider dans les labyrinthes périlleux de la montagne, avait fait les dernières campagnes des guerres de l’indépendance. L’une de ses oreilles était même restée sur le terrain. Pris par les Turcs, il avait été relâché par eux sous la condition qu’il ne porterait plus les armes; mais, avant de le laisser partir, les Turcs lui avaient tranché l’oreille droite, afin de le reconnaître à ce signalement, et de ne pas l’épargner s’ils le prenaient une seconde fois les armes à la main. Il connaissait à fond l’histoire du polémarque de Souli, Tsavellas, histoire que les enfans du pays eux-mêmes savent par cœur, et qui se transmettra longtemps encore d’une génération à l’autre, tant à cause des glorieux souvenirs qu’elle réveille que de l’espoir qui s’y rattache, comme on va le voir. Mon guide en effet termina sa narration par cette péroraison : « Le combat[1] n’est pas fini; il ne finira que lorsque Tsavellas reviendra. » Comme je cherchais à obtenir de lui l’explication de cette prophétie obscure, il me répondit que, suivant une croyance accréditée dans toute l’Épire, Tsavellas n’est point mort, et qu’un jour il reviendra pour exterminer jusqu’au dernier des Turcs. Je lui demandai si l’on savait en quel lieu le héros accomplissait sa mystérieuse destinée en attendant l’époque de sa réapparition; il me dit qu’on n’en savait rien, mais que Photos était vivant et qu’il accomplirait de nouveaux prodiges. « Alors seulement, ajouta-t-il, la Grèce sera vraiment libre; il n’y aura plus un Turc ni en Épire ni ailleurs. »

Telle est la puissance de l’impression produite par les exploits du polémarque sur l’imagination des peuples de l’Épire, que leurs légendes, non contentes de l’immortalité attachée au nom de ce héros, vont jusqu’à décerner à Photos Tsavellas (comme les ballades allemandes à Frédéric Barberousse) une éternelle vie, et qu’elles veulent le faire apparaître de nouveau sur la scène du monde pour mettre la dernière main au triomphe encore inachevé de la race grecque sur la race étrangère. va fond de cette croyance, il y a quelque chose de vrai; on peut dire qu’elle est le poétique symbole de la disposition générale des esprits dans le pays. En effet, nos courses en Épire nous ont mis à même de constater que, si

  1. Par ce mot combat, les Grecs désignent les guerres de l’indépendance en général, qui sont pour eux le combat par excellence.