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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/833

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Tsavellas est bien réellement mort, le génie qui l’animait y est resté vivant et brûlant au fond de toutes les âmes. La haine et le mépris des Turcs y sont portés au comble. Voisins du petit royaume de Grèce, les Grecs épirotes aspirent ardemment à partager sa liberté. L’insurrection couve sans cesse parmi eux, et il n’est pas douteux que le sentiment national, qui, on se le rappelle, s’est déjà manifesté de nouveau dans ces contrées, il y a quelques années, par des révoltes partielles, ne fasse définitivement explosion le jour où l’Épire verra renaître un homme tel que Tsavellas, doué comme lui d’une trempe supérieure, d’une énergie extrême et d’un ascendant puissant sur les populations.

Le lendemain, je fis la rude ascension du Grand-Souli. Quelques pans de muraille, une large pierre calcinée par des feux de bergers, plusieurs petits monumens de brique indiquant, selon l’usage du pays, des tombes que les guerres et le temps ont respectées par hasard, c’est tout ce que j’y trouvai. De cet endroit, le regard plonge dans toute la montagne. Rien ne peut exprimer l’aspect terrible et grandiose de ces tristes solitudes, au sein desquelles les souvenirs d’un passé récent vous font évoquer à chaque pas d’héroïques fantômes. Je couchai de nouveau à Kiapha, et le jour suivant je sortis de la montagne. J’y étais arrivé en touriste et en curieux, vaguement préoccupé de ce que j’avais entendu dire de l’intrépidité et de la tragique fin des Souliotes, et très disposé à faire la part de l’imagination populaire dans les merveilleux exploits qui m’avaient été racontés de Photos Tsavellas, le capitaine de la sombre montagne; mais lorsque j’eus mis le pied sur le théâtre où se déroulèrent ces tragiques scènes dont tout m’attestait la réalité sanglante et le funeste dénoûment, le spectacle offert à ma vue me causa une impression qui ne s’effaça plus de ma pensée. Le drame de l’insurrection souliote, la destinée de son principal acteur, m’étaient apparus avec un caractère de grandeur que je n’avais pu qu’imparfaitement saisir même dans les récits des historiens nationaux. De retour à Athènes, je m’empressai d’interroger des personnes dignes de foi, afin de démêler l’histoire de la légende, et je n’hésitai plus dès lors à entreprendre un récit dont quelques détails m’étaient fournis par les vétérans mêmes des guerres de l’indépendance.

Vers la fin du mois de juin 1792, Ali-Pacha, dont le nom restera à jamais célèbre dans les sanglantes annales du despotisme ottoman, sortait de Janina à la tête d’une armée de dix mille hommes. Il allait, disait-il, punir la ville d’Argyrocastron[1], dont les habitans avaient récemment refusé d’ouvrir leurs portes à l’un de ses lieutenans. En réalité, cette expédition, depuis longtemps préparée

  1. Chef-lieu du canton de Drynopolis.