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rare créature ; elle est née un siècle trop tard. » Pareil au Lovelace du poète, qui cherche la douleur pour s’en faire un miroir, il aime à contempler chez autrui les tortures de la jalousie, les blessures de l’amour déçu, le désespoir des passions malheureuses. Lorsque son élève chéri, Guy Livingstone, eut brisé le cœur de la belle et pieuse Constance Brandon, il eut un joli mot, cruel et pénétrant comme une lame d’acier, un mot où toute la malice d’une âme diabolique est concentrée comme un parfum ou un poison dans une goutte d’essence : « Rien n’est plus naturel ni plus conforme aux règles que ce qui est arrivé. La dame était une sainte, et les saintes ont toujours quelque chose d’incomplet tant qu’on n’en fait pas des martyres. La souffrance est leur état normal. » Il mourut comme il avait vécu, impénitent. Un soir, après avoir, selon sa coutume, semé autour de lui le plus de paradoxes immoraux qu’il put trouver, il monta dans sa chambre et se coupa la gorge avec une fermeté de main admirable, qu’on n’aurait pu attendre d’un homme perclus de rhumatismes. Il déshonora sa vieillesse et ses cheveux blancs par ce suicide, et la destinée le méprisa ainsi jusqu’à la fin. Mieux eût valu pour lui qu’au sortir de la jeunesse il eût été atteint par le malheur, et qu’il eût racheté ses fautes par les remords et les mélancolies de Ralph Mohun.

Ralph Mohun était un jeune officier d’une conduite à peu près convenable jusqu’au jour où une passion fatale s’empara de lui. Il ne songea pas à lui résister. Il aimait une jeune femme mariée contre son gré ; il l’enleva et alla prendre du service dans l’armée autrichienne. Ralph avait un cœur, et par conséquent le malheur le saisit dès l’instant où sa passion fut satisfaite. Il souffrit non pas de ces vulgaires souffrances qui atteignent d’ordinaire les passions coupables, de l’ennui et du dégoût, mais des souffrances plus grandes et plus nobles du remords. Jamais l’amour de lady Caroline Mannering ne lui fut une chaîne, un fardeau, un regret ; mais il souffrit de la situation humiliante que lui avait faite son amour. Le mari de lady Caroline ne fit point de demande en divorce et enleva ainsi au coupable le seul moyen qu’il eût en son pouvoir de réparer sa faute. Son amour ne put jamais la relever de la faute commise, et leur triste bonheur dut forcément porter jusqu’à la fin les infamantes épithètes d’illicite et d’illégitime. Caroline Mannering dut rester la concubine de Ralph Mohun. La tendresse et le dévouement de Ralph furent impuissans à protéger sa maîtresse contre les mépris du monde, la froide politesse des hommes et les sourires méprisans des femmes. En vain elle était à ses yeux une créature angélique, pour le monde elle n’était plus qu’une femme coupable et perdue. Le cœur de Ralph saigna donc d’une dou-