ble blessure, de la sienne propre et de celle que leur faute commune avait ouverte dans le cœur de la femme qu’il aimait. Un désespoir semblable à celui de l’homme qui voit sa famille menacée de mourir de faim sans pouvoir lui venir en aide s’empara du jeune officier lorsqu’il vit lady Caroline succomber sans qu’il pût la secourir sous la réprobation pharisaïque du monde. Enfin elle mourut, et alors Ralph Mohun sentit tout le poids de la solitude et de l’abandon. Il n’essaya pas de détourner la destinée, il ne songea pas à oublier. Il se retira dans un château dont il avait hérité en Irlande, et là il vécut seul, donna un libre cours à son humeur sauvage et s’offrit libéralement en pâture aux vautours du spleen et du remords. De loin en loin, cette solitude était troublée par l’arrivée de quelques amis d’enfance ou de voisinage admis à contempler l’ombre morose de celui qui avait été le bouillant Ralph Mohun.
C’est pendant une de ces visites que se passa une scène que je veux rapporter tout entière parce qu’elle expliquera au lecteur, mieux que ne le pourraient faire de longues considérations, une des causes les plus puissantes de l’ascendant des classes aristocratiques en Angleterre, je veux dire l’énergie sauvage et désespérée du gentilhomme anglais. Un soir, pendant que Ralph et ses convives étaient à table, un misérable attorney irlandais, poursuivi par les paysans qu’il avait maintes fois réduits à la détresse et au désespoir, chercha un refuge dans le château. Ralph Mohun écouta sans mot dire l’histoire de Michael Kelly (c’était le nom de l’attorney), puis, toujours muet, il lui montra la porte d’un geste impérieux. et maintenant c’est un drame terrible qui commence :
« Le cri que poussa le malheureux en voyant ce geste, je ne l’oublierai jamais.
« — Pensez-vous que je vais transformer ma maison en lieu de refuge pour les attorneys en danger? dit Ralph en réponse au regard interrogateur que je lui lançai. N’y eût-il que cette raison que votre femme est sous mon toit, je ne m’y risquerais pas. Une attaque dans l’ouest n’est pas un jeu d’enfant.
« Kate était sortie, et était appuyée contre la galerie. En entendant ces derniers mots, elle devint rouge de colère et s’écria :
« — Si je pensais que ma présence pût empêcher un acte d’humanité, je quitterais votre maison à l’instant, colonel Mohun.
« Ralph sourit légèrement, et inclina la tête en signe de courtoise approbation.
« — Ne vous irritez pas, mistress Carew. Si vous avez envie de ces émotions, je serai trop heureux de vous les procurer. Ainsi c’est accordé, n’est-ce pas? Nous soutenons l’attorney. — Levez-vous donc, monsieur, et n’ayez pas cette figure de chien qu’on fouette. Vous êtes en sûreté pour le moment.
« Il avait à peine achevé ces mots, qu’on entendit au dehors un grand