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nelle : il continuait ardemment cet ouvrage sur l’Ancien Régime et la Révolution, dont le volume publié avec tant de succès n’était que la première partie. Après avoir appliqué à l’étude de l’ancienne France cette sagacité analytique et cette puissance de généralisation qu’il possédait à un si haut degré, il avait entrepris le même travail sur la société issue de 1789. Avec ses habitudes d’élaboration patiente et opiniâtre en même temps que fiévreuse, il poursuivait lentement son œuvre, arrêté quelquefois par la douleur, qui minait sa frêle constitution, mais toujours pressé de revenir à ses documens et à ses livres, puisant à toutes les sources d’information, réunissant tous les faits qui devaient lui livrer le secret des maux de la démocratie française et des remèdes appropriés à ces maux. J’ai dit qu’il se faisait illusion sur ses forces; sa confiance habituelle était cependant quelquefois combattue par de vagues pressentimens d’une fin prochaine. Aucun de ses amis ne pourrait relire aujourd’hui sans attendrissement ce passage du volume publié par lui en 1856, dans lequel, après avoir exposé le plan du second ouvrage qui doit compléter le premier, et qu’il a ébauché, il s’arrête et s’écrie : « Me sera-t-il donné de l’achever? Qui peut le dire? La destinée des individus est encore bien plus obscure que celle des peuples. » Sa destinée, hélas! était de mourir avant d’avoir pu terminer cette œuvre, à laquelle il avait voué tout ce qui lui restait de force et de vie. Quelques fragmens seront peut-être en état de voir le jour, mais le monument restera inachevé.

Ainsi tout se réunit pour augmenter les regrets que cette mort inspire. Ce n’est pas un travailleur fatigué qui nous quitte après avoir achevé sa tâche, c’est un travailleur plein de zèle et de feu qui nous est enlevé dans toute sa vigueur intellectuelle et morale, au moment où s’ouvrait encore pour lui un avenir fécond en labeurs utiles à son pays, soit que la Providence, qui, dans ses impénétrables secrets, ne l’a pas voulu, permît encore un rôle actif à ce caractère si ferme, si justement entouré de la considération publique, soit qu’éloigné à jamais de la vie active, il dût se consacrer tout entier à préparer à la liberté les générations futures, en continuant ce haut enseignement de philosophie politique qui a fait la gloire de son nom : il l’avait repris, cet enseignement, avec plus de puissance que jamais, car à tous les dons qui distinguaient autrefois la précoce maturité de sa jeunesse il joignait les fruits d’une expérience de vingt années consacrées aux affaires publiques.

Nous ne nous proposons pas ici d’écrire une étude complète sur la vie et les ouvrages d’Alexis de Tocqueville. Honoré de son amitié, plein du souvenir de toutes les qualités nobles ou charmantes qui le rendaient si cher à tous ceux qui l’ont connu, nous éprou-