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prit était déjà disposé à préférer les institutions aux hommes. Malgré des influences de famille qui auraient pu l’en détourner, il garda sa situation sous le gouvernement nouveau; néanmoins, tout en conservant d’abord des fonctions auxquelles il renonça plus tard, comme il éprouvait déjà ce besoin d’observer et de comparer les mœurs et les lois des nations qui devait le conduire à la renommée, il demanda et obtint une mission pour aller aux États-Unis étudier le régime des prisons, et il partit avec un de ses plus chers amis, M. Gustave de Beaumont. Les deux voyageurs accomplirent consciencieusement leur tâche : outre six volumes in-folio de documens qu’ils rapportèrent au gouvernement français, ils publièrent en commun en 1833 le fruit de leurs observations sur cette question spéciale en un volume intitulé Du Système pénitentiaire aux États-Unis.

Mais déjà une idée bien plus vaste s’était emparée de l’esprit d’Alexis de Tocqueville. En étudiant sur place la démocratie américaine, en voyant à l’œuvre ce genre de gouvernement, la plus récente création des hommes, il comprit tout ce qu’il y avait de force dans le principe d’égalité qui lui sert de base. Tout en tenant grand compte des différences qui naissent des précédens et des mœurs de chaque peuple, il reconnut que ce principe démocratique, dont les conséquences les plus générales étaient partout les mêmes, après avoir établi son empire dans le Nouveau-Monde, tendait de plus en plus à s’emparer de l’ancien, et dès lors il entreprit de l’étudier dans toutes ses manifestations sur le théâtre même de sa pleine puissance, de faire tout à la fois l’anatomie philosophique de la démocratie américaine en particulier et du principe démocratique en général. «J’avoue, écrivait-il plus tard, que dans l’Amérique j’ai vu plus que l’Amérique; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchans, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions. J’ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d’elle[1]. » Les deux premiers volumes, consacrés à montrer l’influence qu’exerce en Amérique l’égalité des conditions sur les institutions, les lois, les partis, la marche du gouvernement, la vie politique tout entière, parurent en 1835; ils firent une sensation des plus vives. La solidité du fond, la beauté à la fois élégante et sévère de la forme, la hauteur, la nouveauté des vues, l’enchaînement des idées, la noblesse et la chaleur des sentimens, classèrent immédiatement cet ouvrage parmi les chefs-d’œuvre de notre littérature sérieuse, et l’auteur, à peu près inconnu la veille, se trouva dès son coup d’essai placé au rang des plus grands écrivains et des

  1. De la Démocratie en Amérique, t. Ier, introduction, p. 22.