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amenés d’une façon très vive et très comique démontrent publiquement que le coupable est le juge en personne. Il y a dans cette bagatelle une verve et une franchise qui rappellent les meilleures scènes de l’Avocat Patelin. On sait que les Allemands peuvent dire comme Quintilien : In comœdia maxime claudicamus, et l’on ne sera pas surpris que cette joyeuse facétie occupe une place à part dans les lettres germaniques. Goethe, en 1807, voulut la faire jouer sur le théâtre de Weimar ; malheureusement il eut l’idée fort singulière de la diviser en cinq actes. C’était enlever à l’œuvre d’Henri de Kleist son principal mérite, le rapide enchaînement des scènes, le contraste si piquant de l’assurance du juge et de la confusion qui l’accable ; l’effet du tableau était perdu. Le poète en fut tellement irrité qu’oubliant l’âge, la gloire de l’illustre maître, il le provoqua en duel. La vie d’Henri de Kleist est pleine de ces folles incartades. En 1842, M. Théodore Doring rendit à la pièce sa forme primitive et la fit jouer à Berlin avec beaucoup de succès. La Cruche cassée a mérité de rester au théâtre ; aujourd’hui c’est presque une œuvre classique.

Il n’est pas facile de deviner quelles pensées occupaient le cerveau du poète allemand lorsqu’il refit l’Amphitryon de Plaute et de Molière. Ce sujet qui demande à être traité vivement, légèrement, Henri de Kleist en fait ou veut en faire une espèce de symbole philosophique. La gaieté de Plaute et de Molière dans cette pièce est une sorte de fantaisie ailée qui court à la surface des choses et se garde bien de les approfondir ; Henri de Kleist a presque trouvé la matière d’un poème religieux dans les aventures d’Amphitryon. Seulement nous ne comprenons guère, il faut l’avouer, les secrètes intentions du mythologue. Que signifie l’amour de Jupiter pour Alcmène ? Pourquoi l’auteur voit-il dans la fable antique la lutte du ciel contre la terre ? Pourquoi Alcmène, au dernier acte, sommée de choisir elle-même entre les deux Amphitryons et de déclarer quel est le véritable, pourquoi, dis-je, la noble et fidèle Alcmène indique-t-elle le dieu de l’Olympe ? Pourquoi celui qu’elle aime en réalité est-il si durement, si complètement désamphitryonné, comme dit Molière ? Autant de symboles si profonds que je m’y perds ; Mieux vaut interroger les symboles de la tragédie de Penthésilée ; ceux-là sont clairs au moins, et la passion de l’auteur s’y fait jour avec une impétueuse énergie. On sait que Penthésilée était une reine des amazones, on sait aussi que l’histoire des amazones est une des pages les plus confuses de l’antiquité hellénique. D’Homère à Strabon, la légende va s’altérant sans cesse et se remplissant de contradictions inouïes. Assurément le poète avait le droit de s’en emparer et de la façonner à sa manière. Tous les ans, sur l’indication du dieu Mars, les amazones d’Henri de Kleist vont se chercher des époux, le fer et le feu à la