Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
68
REVUE DES DEUX MONDES.

brouiller les hommes entre eux. Tu ne manqueras jamais de maîtresses quand tu voudras te marier sérieusement ; laisse-moi gouverner ma maison comme je l’entends.

— Soit ! dit Frix ; mais jamais Margaride n’épousera Angoulin. — Et il sortit.

Pendant cette conversation, Margaride s’était sauvée dans la chambre. Angoulin avait gardé le silence, car il craignait beaucoup Frix.

En quittant la Grande-Borde, l’écarteur se dirigea vers Sainte-Quitterie, où il couchait, dans la méchante auberge de Moucadour. Le village de Sainte-Quitterie, comme nous l’avons dit, ne comptait que trois maisons, l’école, le presbytère et l’auberge, ce qui faisait que l’établissement de Moucadour n’était pas très achalandé ; mais comme il était en même temps boulanger, épicier, boucher, chiffonnier, bedeau, teneur de corde et porteur de contraintes, il se consolait de manquer de pratiques pendant la semaine, sachant d’ailleurs que tous les bordiers et petits propriétaires venaient prendre chez lui le café le dimanche. Il n’aimait pas beaucoup Frix, qui était un peu vain de ses succès d’écarteur, et qui avait pour le teneur de corde la considération qu’un grand comédien peut avoir pour un souffleur ; cependant il lui faisait bonne mine, parce qu’avec ses habitudes de prodigalité Frix était une bonne pratique : aussi, quand l’écarteur rentra sombre et soucieux, il se garda de l’interroger et commanda à sa femme de servir le souper, pendant que Frix mangeait avec distraction la garbure, ce mets national du Gascon.

Moucadour essaya alors d’entamer la conversation avec Frix ; mais ce n’était pas chose facile, l’écarteur était soucieux. Ni ses bonnes fortunes, ni ses exploits dans les courses, ni ses hauts faits de braconnier n’eurent le don de le dérider. Ce que voyant, Moucadour prit le taureau par les cornes et aborda franchement la question. Il était chargé, dit-il, par Angoulin, d’offrir à Frix une somme de mille écus, si l’écarteur voulait oublier la Cicoulane. La chose lui paraissait si simple qu’il avait cru pouvoir dire à Angoulin que l’affaire était faite ; aussi Frix n’avait plus qu’à prendre ses mille écus et à s’en aller dans la lande, où il pourrait rire avec ses amis et de la Cicoulane et de son futur mari.

Frix écouta cette proposition sans mot dire. Seulement, quand Moucadour eut fini, il lui répondit froidement qu’il s’était trompé, et que l’affaire n’était pas faite. Moucadour regarda Frix avec attention, remua les épis de maïs du foyer, envoya coucher sa femme, et, prenant son ton le plus insinuant, il dit à l’écarteur qu’il avait raison de ne pas accepter les mille écus, d’abord parce qu’Angoulin l’avait autorisé à doubler l’offre en cas de besoin, ensuite parce qu’il y avait probablement un bon coup à faire pour tous deux.

Moucadour était fin. Angoulin avait été pour lui l’objet d’une