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que fallait-il croire, du souvenir ou de l’impression nouvelle ? qui fallait-il reconnaître, de l’ombre ou de la chair, du fantôme ou de ce personnage si bien vivant ? fit les périodes se déroulant, tantôt incisives, tantôt recueillies, on les a suivies sans se décider, en se complaisant dans cette indécision même, un peu comme l’on tourne jusqu’à la dernière toutes les pages d’un roman dont le seul défaut est d’être trop court. Quelques paroles de M. Vitet, vivement prononcées et non moins vivement applaudies au sujet de M. de Tocqueville, nous ont ramenés aux tristesses récentes de la réalité. Cet hommage rendu à un écrivain qui servit si noblement la cause de la justice et de la liberté sans en désespérer jamais, M. Vitet a traité de ce qui faisait le principal intérêt de cette remarquable séance, la question du roman. « Nous faisons infraction pour vous à nos traditions séculaires… Votre présence ici, monsieur, aura le double caractère d’un hommage et d’une protestation. » Dans ces paroles se résument des appréhensions qu’il est permis de ne point entièrement partager, mais sur lesquelles le goût éclairé de M. Vitet devait appuyer avec une certaine force, afin de bien montrer quel a été le vœu de l’Académie et quelles distinctions elle prétend établir dans le genre romanesque tout en l’adoptant d’une façon éclatante. L’accueillir sans restrictions, c’eût été sans doute se compromettre gratuitement avec certaines exagérations réalistes ; mais procéder plus sévèrement ne serait-ce point aussi faire un excès d’honneur à des productions passagères qui n’ont rien à démêler avec le style et avec le bon sens ? En accordant au roman les droits souverains qu’elle reconnaît à la poésie, à l’histoire, à la critique, l’Académie heureusement n’était point en contradiction avec elle-même, et ce n’était point un acte absolu d’innovation. Pour l’honneur de l’illustre assemblée, les romanciers, et ils le savent bien, sont depuis longtemps dans la tradition académique par cela seul qu’ils sont dans la gloire de la littérature française. Ils appartiennent à cette tradition au même titre que lui appartenaient Lesage et l’abbé Prévost, et sans parler de ces grandes origines, le roman n’est-il pas aujourd’hui représenté à l’Académie de la façon la plus brillante, et de manière, s’il en eût été besoin, à se refuser l’aide et l’abri de toute autre illustration ?

La vérité, c’est que, sans vouloir que le roman se présente comme un sermon délayé dans l’anecdote, l’Académie demande seulement, qu’il satisfasse aux véritables conditions de l’art, sachant bien que l’art et la littérature sont dans leur essence parfaitement en rapport avec la morale, et qu’un sujet sainement conçu et sévèrement exécuté ne peut en même temps élever l’esprit et pervertir le cœur. M. Vitet a donné lui-même des preuves frappantes de cette vérité dans les analyses successives qu’il a faites des divers romans de M. Jules Sandeau. Y a-t-il dans les canevas choisis par l’auteur de Marianna des différences originelles bien saillantes avec des œuvres qui ont eu pour résultat de corrompre et de faire scandale ? Non, et la différence a tout entière été dans l’exécution. Un talent qui se respecte, comme l’a donné à entendre M. Vitet, respecte infailliblement aussi le public, et telle a été, malgré une production peu féconde, la source principale du succès permanent de M. Sandeau.

Il résulte de tout ce débat que l’auteur de Marianna doit surtout à son talent d’écrivain l’honneur qu’il a reçu de l’Académie : je ne veux pas dire,