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braient leurs victoires. L’instinct des Romains était moins élevé ; mais, malgré leur rude matérialisme, il y avait bien de la philosophie dans ce cortège d’insulteurs qui suivait le triomphe, et le triomphateur, au Capitole, ne pouvait oublier que la roche Tarpéienne n’était pas loin. Les nations modernes, nations chrétiennes, libérales, utilitaires, devraient à plus forte raison chercher dans de telles cérémonies quelque chose de plus qu’un spectacle ; elles devraient du moins en écarter tout ce qui peut distraire le spectateur des pensées fortes et graves, et lui faire oublier que la guerre, malgré ses entraînemens enivrans et ses glorieux trophées, lors même qu’elle est commandée par le devoir et victorieusement traversée, n’en est pas moins une des plus redoutables calamités auxquelles l’humanité soit soumise, et qui accusent le plus tristement les infirmités de notre civilisation. Quant à nous, l’éclat même de cette journée nous force à nous souvenir de quel prix il a été payé. Soixante ou quatre-vingt mille hommes, à l’heure qu’il est, traversent Paris en triomphe ; mais en deux mois, suivant une estimation modérée, soixante-trois mille hommes ont été renversés sur les champs de bataille d’Italie, et dans ce nombre il y avait dix-huit mille Français !

Dieu fasse que l’expérience de la guerre dont nous célébrons aujourd’hui la dernière et par conséquent la plus heureuse journée ne soit point perdue, et qu’elle nous ramène à une paix durable ! Pascal, dans un de ses momens d’effrayante gaieté, a écrit, à propos d’un héros de l’antiquité, cette colossale boutade : « César était trop vieux, ce me semble, pour aller s’amuser à conquérir le monde. Cet amusement était bon à Alexandre : c’était un jeune homme qu’il était difficile d’arrêter ; mais César devait être plus mûr. » Nous ne sommes pas César, mais la pensée sarcastique de Pascal peut s’appliquer à une civilisation et à une nation aussi bien qu’à un homme. Chefs d’état, nations, Europe contemporaine, nous n’avons plus cette fleur de jeunesse qui a pénétré d’une grâce incomparable l’ardeur guerrière d’Alexandre ; arrivée au penchant du siècle, notre époque devrait, comme César, être plus mûre. La maturité, c’est le bon sens, et le bon sens, c’est la paix. S’il fallait cependant attacher une véritable importance à de récentes discussions, nous ne paraîtrions pas être encore arrivés à cette maturité sensée. L’Angleterre troublée par la préoccupation de ses armemens et les inquiétudes ou la mauvaise humeur manifestées par ses journaux et ses hommes d’état, l’Allemagne en désarroi poursuivant une polémique chicanière par l’organe de ses deux grandes puissances, quelques-uns de nos journaux se livrant à d’étranges écarts d’indépendance, mettant un jour le parti à la main à l’Angleterre, fulminant un autre jour contre les fortifications d’Anvers, s’éprenant une autre fois d’une admiration rétrospective pour M. Kossuth, tout cela a brouillé la précaire sécurité que la paix avait inspirée. Que signifie ce désordre ? Est-ce le commencement de complications nouvelles ? n’est-ce que le tumulte inévitable qui suit la guerre, un reste de grosse mer après la tempête ? Des deux hypothèses, la plus probable à nos yeux est la seconde. Nous ne nous dissimulons pas cependant que la situation de l’Europe est en ce moment fort délicate et pourrait facilement se gâter encore, si l’opinion publique et les gouvernemens ne se rendaient point un compte précis des véritables conditions auxquelles l’ordre et la paix doivent se rétablir. Quelles sont ces conditions ? Nous allons essayer de le dire.