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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/157

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tiennent bon même sous une grêle de boulets ; mais, sitôt qu’on aborde une jonque, l’équipage se jette à l’eau et gagne le rivage. S’agit-il d’un fort, ils ne s’imaginent pas qu’on puisse les attaquer autrement que de front. Si on les prend de flanc ou à revers, ils abandonnent la partie, comme si la lutte n’était plus loyale. Ils ont toujours succombé sous la même manœuvre ; on les tourne, et ils s’en vont, presque indignés de la supercherie. Le procédé est d’ailleurs des plus faciles, car leurs positions ne sont jamais défendues que d’un seul côté. M. Cooke rend cependant hommage à leur bravoure : ils ne craignent pas la mort, et s’ils étaient mieux disciplinés, ce seraient des adversaires redoutables.

Dans la seule affaire de Fatschan, les Anglais eurent une centaine d’hommes hors de combat : c’était payer bien cher une victoire chinoise, et le butin recueilli à bord des jonques incendiées n’était qu’une pittoresque, mais insuffisante compensation de tant de sang répandu. Chaque matelot revint avec un costume complet de soldat chinois, tunique, bonnet, et la queue ! Un déguisement, voilà quelle fut la part de prise pour les vainqueurs. Quant à l’effet moral, il demeura probablement à peu près nul. Que font à l’empereur et aux mandarins quelques jonques et beaucoup de Chinois de plus ou de moins ? Les habitans du Céleste-Empire ont en outre une façon de patriotisme qui n’appartient qu’à eux. C’était un pilote chinois qui conduisait l’escadre de l’amiral Seymour, et il n’éprouvait apparemment pas le moindre remords à vendre ses services aux ennemis de son pays. Pendant que les navires remontaient la rivière, les paysans, tranquillement occupés aux travaux des champs, se dérangeaient à peine de leur ouvrage pour les regarder passer, et pas un d’eux ne s’avisait de prendre ou de donner l’alarme : cela regardait les mandarins. Dès que l’on jetait l’ancre, on voyait accourir des bateaux chargés de poissons ou de fruits. Les Anglais achetaient et payaient bien, les Chinois étaient contens de cette bonne aubaine, et l’entente la plus cordiale présidait à ces petites transactions.

Veut-on mieux encore ? Un jour, en croisant dans le fleuve de Canton, un officier anglais aperçoit près de la rive plusieurs canots construits à l’européenne et portant pavillon britannique : il débarque, et voit sur un poteau une inscription chinoise par laquelle les habitans du district sont invités à payer sans retard la contribution levée par les Anglais. Après enquête, on découvrit qu’un spéculateur de l’endroit s’était tout simplement mis en tête de décréter un impôt à son profit, et qu’il faisait ainsi au nom des Anglais, avec son faux drapeau et son enseigne, d’assez belles recettes. N’était-ce pas ingénieux ? À part leur côté plaisant, ces incidens sont caractéristiques ; ils prouvent que l’esprit national n’existe pas au sein des masses populaires, ou du moins qu’il disparaît dès qu’un intérêt matériel, un