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routes, des canaux, des voies de fer ont porté au loin et dans tous les sens les témoignages de ce qu’accomplit la puissance de l’homme abandonnée à ses propres mouvemens. Ces conquêtes, il est vrai, ont été accompagnées de quelques violences, et la condition des faibles n’y a pas toujours été respectée ; mais aussi comme l’individu se forme à cette rude école, quelle vigueur il gagne dans cette nécessité de la défense, et combien le sentiment de la responsabilité personnelle s’élève, opposant ainsi le plus sûr des contre-poids à une indépendance presque sans limites !

M. Michel Chevalier est trop sensé pour n’avoir pas tiré cette conséquence des phénomènes qu’il observait ; s’il signale les inconvéniens de la civilisation américaine, il ne méconnaît aucun de ses avantages, les fait valoir avec chaleur et les expose dans toute leur étendue. Seulement il lui semble, comme à beaucoup d’autres écrivains, que c’est là pour ce pays une grâce particulière qui tient à la date récente de ses institutions et à l’espace dont les populations y disposent. Il y voit un type approprié aux lieux, conforme au génie des habitans, inhérent aux mœurs, maintenu par l’esprit religieux et mis au-dessus de toute atteinte par l’empire de l’opinion : par l’effet de ces circonstances, la somme du bien l’emporte sur la somme du mal, et l’Amérique supporte dignement un régime dont notre Europe ne pourra jamais s’accommoder. Voilà les réserves de l’auteur, et sans nier ce qu’elles ont de fondé, quelques objections se présentent. Sans doute les grands états de l’Europe, avec leur imposante unité et le besoin où ils sont de se tenir sur leurs gardes, ne sauraient emprunter à l’Amérique ni son gouvernement fédératif, ni ce culte de l’indépendance locale qui efface et énerve la puissance collective ; mais il est un emprunt qu’ils pourraient lui faire sans toucher à leurs formes actuelles : c’est ce principe applicable, quoi qu’on dise, à toutes les races, que tant vaut l’individu, tant vaut la nation. Si l’Amérique du Nord est ce que nous la voyons, si elle marche vers le progrès avec un emportement qui donne le vertige, c’est que l’individu y dispose pleinement de lui-même, et que, par leur complet exercice, ses facultés s’élèvent au plus haut degré qu’elles puissent atteindre. On peut avoir, sous l’influence de la règle, des sociétés plus symétriques ; on n’en aura pas d’aussi actives ni d’aussi judicieuses. L’ordre lui-même, auquel on sacrifie tant, n’a pas de garantie plus sûre que cette éducation de l’individu, fortifiée par la lutte et souvent acquise à ses dépens. Ajoutons qu’un peuple arrivé à cette vaillante émancipation ne sera jamais conduit à l’asservissement par de puériles terreurs ou des artifices de langage : ce n’est plus dans des corps électifs ou des constitutions éphémères, c’est dans l’individu même que résident le nerf et la sanction de la liberté.