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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/92

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figures allégoriques qui décorent deux par deux les sarcophages, sans être fortement et profondément ému ? Michel-Ange ne s’est pas arrêté aux portraits de ses modèles. Dans le tombeau de Jules II, Rachel et Lia représentent la vie active et la vie contemplative ; dans le tombeau des Médicis, les figures de Julien et de Laurent personnifient la pensée et l’action. Les quatre allégories, — l’Aurore et le Crépuscule, le Jour et la Nuit, — rappellent les phases principales et la rapidité de la destinée de l’homme. Les deux figures de Julien et de Laurent sont assises. Julien est jeune, digne et hardi ; il est armé, et appuie son bâton de commandement sur ses genoux. Laurent est plongé dans une sombre méditation : sa tête, pleine de pensées, est soutenue sur sa main ; le doigt sur les lèvres semble vouloir arrêter jusqu’au murmure de la respiration. Est-ce la ruine de Florence qu’il regarde de ses yeux absorbés et profonds ? Que dire de la majesté et de la puissance de la statue du Jour, de la titanique beauté de celle de la Nuit, de la grâce sérieuse de l’Aurore, qui s’éveille avec tristesse dans un monde de douleurs ? La langue est impuissante à expliquer les idées et les sentimens que l’art représente ; mais le public ne se méprit pas un instant sur la signification de ces figures : il appela la figure de Laurent Il Pensicroso, le Penseur. La figure de la Nuit fit une si vive et si universelle impression, qu’une foule de poètes s’empressèrent de la célébrer. On connaît le quatrain de Strozzi :

La Notte tu vedi in si dolci atti
Dormire, fu da un angelo scolpita
In questo sasso ; e, perchè dorme, ha vita ;
Destata, se no ’l credi, e parleratti[1].


Michel-Ange répondit à Strozzi par ces vers, qui sont peut-être les plus beaux qu’il ait écrits, et qui témoignent dans quel trouble de cœur et d’esprit il avait conçu et achevé son plus parfait ouvrage de sculpture :

Grato mi è il sonno, c più l’ esser di sasso.
Mentre che’1 danno e la vergogna dura ;
Non veder, non sentir m’è gran ventura ;
Però non mi destar ; deh ! parla basso[2].

Les six statues qui composent ces deux tombeaux, l’admirable madone qui, avec les deux figures exécutées par ses élèves, complètent la décoration de la sacristie de Saint-Laurent, résument Michel-Ange comme sculpteur. Toute sa science, toute la magnificence de son style, l’exubérante abondance de son imagination, la patience, la logique qu’il apportait dans l’exécution de ses inventions les plus audacieuses et les plus imprévues, le caractère nouveau, réel et pourtant surhumain, qu’il mettait dans ses figures, cet extraordinaire ensemble de qualités qui fait du

  1. « Cette Nuit que tu vois dormir dans un si doux abandon fut sculptée par un ange. Elle est vivante, puisqu’elle dort ; éveille-la : si tu en doutes, elle te parlera. »
  2. « Il m’est doux de dormir et d’être de marbre. Ne pas voir, ne pas sentir est un bonheur dans ces temps de bassesse et de honte. Ne m’éveille donc pas, je t’en conjure ; parle bas. »