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la décence, cette gaieté de Regnard, violente et intarissable, que rien ne trouble et n’arrête, finit par être amère et presque triste. Il est bon que l’auteur comique se prenne, au fond, de quelque pitié pour ceux-là mêmes dont il rit et nous fait rire. Cette compassion secrète de l’écrivain pour ses personnages, même les plus sacrifiés au ridicule, produit une sorte de pathétique intime, qui n’est pas celui de la tragédie, mais qui passe à travers la haute comédie, pour reposer le spectateur de la fatigue même que donne le rire trop prolongé. C’est ainsi que, sans jamais cesser d’être comique, Molière nous attache, je ne dis pas à Alceste, mais à Arnolphe, et qu’il nous émeut, parce qu’il s’émeut lui-même, pour la souffrance et le malheur qui sont au fond, non-seulement de toute difformité morale, mais du plus simple et du plus innocent travers. N’attendez pas de Regnard cette noble tristesse ni cette pitié supérieure ; jamais son cœur n’arrête son esprit : il est inexorable pour ses personnages comme pour ses spectateurs, et avec lui, c’est sans répit ni trêve, c’est à outrance qu’il faut rire.

C’est pourtant à cause de cette gaieté, même excessive, qu’il porte légèrement le poids du temps et que son œuvre résiste, lorsque tant de comédies contemporaines ont péri. Quand on veut résumer son jugement sur Regnard, on a beau se dire, pour se rendre sévère, qu’il n’a pas eu une assez haute idée de son art, et qu’il en a trop négligé la partie morale ; que sa vue ne porte pas assez loin, et que souvent elle descend trop bas ; que son théâtre donne trop à l’esprit, et pas assez au cœur ou à l’âme ; que ses révélations sur l’homme et sur le monde sont en vérité trop sommaires, et que, pour toutes ces causes, son livre ne saurait être le livre de chevet, le livre trois et quatre fois relu dont parle Horace ; on a beau même avec lui se tenir en garde contre son plaisir ou s’en défendre, Regnard, quoi qu’on fasse et malgré toutes ces réclamations intérieures, vous entraîne de vive force, comme son chevalier Mme Grognac. À une représentation du Légataire, mettez le censeur le plus morose et le plus prévenu, Rousseau, par exemple, après sa Lettre à d’Alembert : il pourra froncer le sourcil, s’agiter sur son siège et lutter un moment contre ce torrent de verve et de bonne humeur, mais il faudra bien qu’il y cède à la fin comme les autres, et qu’il dise avec tout le parterre, comme l’oncle du Métromane :

J’ai ri ; me voilà désarmé.


D.-L. GILBERT.