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quinze mois les longues séances de la junte, une broderie à la main, ne laissant percer que juste assez d’ennui pour couper court aux harangues inutiles, et, dans cette épreuve à lasser bien des courages, elle se montra grave comme une épouse et gaie comme une enfant, soufflant aux cœurs les plus froids le feu de ses ardeurs généreuses, et enlevant le dévouement d’une nation chevaleresque en se jetant dans ses bras avec une héroïque simplicité.

On devine quel génie tutélaire présidait à ces merveilles, quelle main cachée venait en aide à la reine pour lui alléger le fardeau des affaires et lui en réserver l’honneur. Dans une cour où la trahison frappait aux portes sans qu’il y eût même une garde organisée pour les défendre[1], la princesse des Ursins était, pour Marie-Louise, le seul gage de sa sécurité, le seul cœur et le seul bras sur lesquels elle trouvât quelque douceur à s’appuyer. Dans le glacial silence d’un palais dont l’étiquette avait fait pour les reines d’Espagne une prison et presque un tombeau, la grande camériste apportait à sa maîtresse les ressources d’un esprit plein de mouvement et d’une conversation alimentée par les souvenirs d’une vie cosmopolite.

Combien la fermeté d’âme de Mme des Ursins n’était-elle pas précieuse pour cette jeune princesse, lorsque chaque jour imposait de nouvelles épreuves à la chancelante fidélité des peuples ! C’était ou le plus grand seigneur de l’Espagne qui s’enfuyait à Lisbonne afin de rejoindre les factieux, ou le capitaine-général d’une grande province dont on surprenait l’entente secrète avec l’ennemi. On apprenait qu’une flotte nombreuse bloquait le port de Cadix, ou qu’une descente était tentée sur les côtes dégarnies de l’Andalousie, et la bravoure de Villadarias, seul général qui restât à l’Espagne, avait à peine rejeté les Anglais à la mer qu’un désastre irréparable venait atteindre le royaume dans la plus précieuse de ses ressources. Les galions du Mexique, entrés à Vigo sous la protection d’une escadre française, étaient incendiés dans ce port, coup terrible pour un gouvernement aux abois et pour une cour dont tous les serviteurs démandaient

  1. Après la fuite de l’amirante de Castille, la jeune reine écrivait à Louis XIV : « Je ne saurois trop implorer votre protection pour le roi votre petit-fils et pour moi, d’autant plus qu’avant-hier, dans la nuit, on essaya d’entrer dans mon appartement. Je vous avoue que mon courage n’est pas à l’épreuve des trahisons, et que ma peur fut extrême. Ce palais-ci est ouvert à tout le monde, et l’on n’y peut être en sûreté parmi une infinité de domestiques qui sont donnés par toute sorte de gens. » Vers la même date (27 septembre 1702), la princesse des Ursins écrivait à M. de Torcy : « Je ne serai pas tranquille si le roi revient sans garde. On découvre tous les jours des gens engagés dans le parti ennemi, et l’expérience fait voir que les domestiques de sa majesté ne sont pas plus fidèles que les autres. Cela ne peut guère être autrement, car ils servent tous en même temps quelque grand seigneur, sans lequel ils ne pourroient pas subsister. » Mémoires de Noailles, t. II, p. 169.