Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/350

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Claude et de Souffran avait complété cet abatis des grandes influences de la jacquerie noire.

Impuissans à remuer les masses pour leur propre compte, les survivans de cet état-major de massacreurs pouvaient être encore dangereux en sous-ordre ; mais Soulouque avait tari la, source de leur dévouement. Surpris par l’ultimatum financier de la France au milieu d’une véritable rage d’acquisitions immobilières qui ne visait, entre autres choses, à rien moins qu’à donner à la princesse Olive une maison dans chacun des îlots de maisons dont se compose Port-au-Prince, il n’était parvenu à joindre les deux bouts qu’en coupant court aux prodigalités qui l’avaient jusque-là rendu l’idole de Jean-Denis et consorts. Ceux-ci s’étaient vus subitement réduits à la maigre pitance de leurs traitemens officiels, qui, déjà fort modestes sur le papier, n’équivalaient plus, à cause de la dépréciation des assignats, qu’au seizième environ du chiffre nominal, et cette dépréciation s’aggravait encore d’un enchérissement réel de la vie matérielle. L’impérialisme des officiers piquets et zinglins s’en était en apparence plutôt accru que refroidi, car ils n’avaient pas manqué de retourner contre eux-mêmes le raisonnement dont ils s’armaient, depuis 1848, contre leurs souffre-douleurs jaunes et noirs : en se reconnaissant lésés, ils s’étaient considérés comme suspects[1] et comme tenus d’éluder à leur tour par une recrudescence de zèle anti-mulâtre la terrible responsabilité qui s’attachait à ce titre ; mais, la chance tournant, ce même instinct de conservation leur commandait de rentrer en grâce auprès des mulâtres par la rapidité de leur adhésion. Leur rôle se bornait donc désormais à servir de justification et d’excitant à l’insurrection naissante en attendant qu’ils servissent d’appoint à l’insurrection victorieuse.

Quant aux gens du peuple et aux soldats de la garde, ils avaient pris sans hésitation l’argent que Soulouque leur avait fait distribuer au dernier moment ; mais, pour quiconque possédait la clé de ces dialogues à bouche fermée si chers à la dissimulation nègre, et dont tout le vocabulaire se réduit au son hunh varié à l’infini, il était visible que les uns et les autres n’étaient plus disposés à gagner cet argent. — Oui, pas mounté morne[2], ajoutaient les plus

  1. C’était là du reste aussi le raisonnement favori de Soulouque. Dans la dernière expédition de l’est, l’ancien chef de piquets Cayemitte, duc de la Grande-Anse, fut saisi d’une telle peur, que, ne voulant pas même donner le temps de seller son cheval, il l’enfourcha à poil et partit au galop. L’empereur l’arrêta au passage, l’accabla d’invectives, et, outré lui-même de la platitude avec laquelle Cayemitte les subissait, lui dit avec fureur : « Mais, malheureux ! si l’on me disait la moitié de ce que je vous ai dit, j’irais tout de suite conspirer ! »
  2. « Dire oui n’est pas gravir un morne (un oui coûte peu, n’engage à rien). »