Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des tirailleurs haïtiens, M. Pétion Faubert, descendit le premier à terre pour recommander, de la part de Geffrard, la modération aux nombreux émigrés que la proscription ou une crainte justifiée avait jetés depuis onze ans à la Jamaïque. Je me hâte de dire que la tenue de ceux-ci fut on ne peut plus convenable. C’est même l’un des plus notables d’entre eux, M. G. Preston, qui aida l’obèse majesté à gravir l’escalier de la très mauvaise auberge où, sur le refus du principal hôtel de la ville, on avait consenti à la recevoir au prix fabuleux de 500 francs par jour. Les exilés se bornèrent à pavoiser et à illuminer durant une semaine leurs maisons et à faire célébrer, une grand’messe, à l’issue de laquelle ils défilèrent en silence devant la demeure de l’ex-empereur.

Soulouque eut beaucoup moins à se louer des autorités et de la population anglaises. À l’aspect de la foule déguenillée et d’allures sinistres qui ondulait sur le rivage, suivant de warf en warf les mouvemens du Melbourne, il n’avait pu se défendre de certaine inquiétude, et envoya demander au général commandant la place une « garde d’honneur. » Le général refusa sèchement, et dit qu’il y avait des policemen en ville. L’ex-empereur, qui n’aurait certes pas prévu ce manque d’égards à l’époque où les agens anglais de Port-au-Prince lui prodiguaient les obséquiosités pour utiliser au profit de l’influence britannique l’humeur qu’il ressentait parfois contre le consulat-général de France, l’ex-empereur ne fut donc reçu au débarcadère que par la canaille de Kingston, la plus immonde canaille de ces îles. Une légère altercation conjugale qu’il eut en créole avec l’impératrice au sujet d’une foule de petits paquets noués dans des serviettes et des madras, et dont il ne retrouvait pas le compte, vint heureusement distraire son attention du tonnerre d’invectives et de grognemens qui le saluait à sa descente à terre. Deux sales voitures de louage, contre lesquelles furent lancés des morceaux de brique et des coups de bâton, emportèrent l’empereur, l’impératrice et les deux princesses vers l’auberge. Vil-Lubin, Dessaline et sa femme suivaient à pied, séparés, entourés et injuriés par cette foule hurlante, que les policemen du quartier, — les seules autorités présentes au débarquement, — renonçaient philosophiquement à contenir. M. Delva avait eu la prévoyance de débarquer séparément.

Nuit et jour, pendant près d’une semaine, un groupe compacte de curieux stationna devant l’auberge. Des chansons en patois anglo-créole, composées pour la circonstance, étaient chantées par la populace sous le balcon de l’ex-monarque avec accompagnement charivarique d’instrumens de toute espèce. Dans le principe, Soulouque, peu gâté sous ce rapport par sa musique militaire, croyait naïvement