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et au pied de la lettre que ces charivaris étaient des sérénades, et il saluait avec une gracieuse dignité les concertans, prenant avec une égale bonne foi pour des acclamations les railleries grossières qui accueillaient sa méprise et que personne ne lui traduisait. Cette illusion ne l’avait, même pas complètement abandonné au bout de quelques jours, car il se promenait complaisamment dans la ville, ne voyant dans l’acharnement de la canaille à le suivre que l’obsession d’une admiration indiscrète. — Eh bien ! oui, oui, c’est Soulouque, c’est lui. Que lui voulez-vous ? Ne l’avez-vous pas assez vu ? disait-il à chaque pas avec un mélange de bonhomie et d’impatience à ses inexorables persécuteurs. Du reste, pas l’ombre d’une visite officielle au pauvre vieillard qui avait signé des traités avec la reine Victoria. Le gouverneur se contenta de le faire appeler à quelques jours de là pour lui signifier qu’on aurait l’œil sur lui. Pour que l’avanie fût complète, on a déjà congédié l’ex-monarque de deux habitations, sous prétexte qu’il y apportait des habitudes de laisser-aller nuisibles à l’aspect des plates-bandes.

À part Mme Dessaline, la famille impériale n’est aujourd’hui représentée à Kingston que par l’impératrice, Madame Première, et la sœur puînée de celle-ci, la princesse Célia, que Soulouque a eue d’un autre lit. Parmi les nombreux parens et alliés que Soulouque avait fait inscrire dans l’Almanach impérial et par suite au budget, les uns sont rentrés en silence dans l’obscurité et les autres n’ont pas tardé à adhérer à la révolution, — de ce nombre le neveu favori de l’empereur, le prince de Mainville, que Geffrard s’est attaché comme aide-de-camp. La nièce de l’empereur, la princesse Olivette, bonne et charmante créature qui est fort aimée sous tous les rapports, est également rentrée, au bout de quelques jours, à Port-au-Prince ; mais, en se ralliant à la république, elle ne s’est pas ralliée à son époux, le prince Océan, qu’elle avait quitté depuis plusieurs années pour son amant, et qui lui refuse le divorce avec une obstination pleine de dignité. Quant à ce prince Océan, il n’avait pas attendu, lui, pour adhérer à l’insurrection, qu’elle fût devenue révolution. Il était depuis longtemps disgracié à la suite d’une querelle d’étiquette où, étant pris de boisson, il avait donné à l’empereur un coup de pied dans le ventre.

Dessaline et Vil-Lubin sont restés à Kingston, et se consolent de l’exil, le premier en espérant qu’un décret viendra bientôt l’y soustraire, le second en racontant avec l’orgueilleuse naïveté d’un peau-rouge les funèbres exploits de son coco-macaque, aussi lourd et plus infaillible qu’un tomahawk. Vil-Lubin fit un jour l’expérience, à ses yeux très curieuse, de prendre cet assommoir par un bout et