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d’Hiver, dit Marceline. On l’appelle ainsi dans le pays parce qu’il est plus froid que les neiges des Pyrénées ; mais, je me charge de le faire marcher. — En effet, je n’ai jamais rencontré un ouvrier plus actif que cet homme, qui semblait toujours endormi, et qui ne prononçait pas dix paroles dans la semaine, et il était rare que chacune de ces paroles ne fût pas de mauvais augure. Marceline, dont l’esprit était caustique, le prenait sans cesse pour but de ses plaisanteries, mais il les accueillait avec un flegme imperturbable. Il fallait se procurer des bœufs et des ustensiles aratoires ; Marceline partit un matin pour Nogaro, elle nous ramena un homme qui avait soumissionné du bois pour la marine, et qui trouva autour du château une douzaine de vieux chênes de la plus belle venue. Il nous en donna un millier de francs, et on acheta tout ce qui était nécessaire pour l’exploitation. Nous commençâmes à pouvoir vivre comme des êtres civilisés.

En effet, Marceline et Jean d’Hiver firent des prodiges. La jeune fille avait demandé qu’on lui achetât une paire de vaches, prétendant qu’elle savait labourer aussi bien qu’un homme, et elle prouva bientôt qu’elle ne s’était pas vantée. Elle se tirait au mieux de tous les travaux qui sont d’ordinaire réservés à notre sexe ; elle réussissait moins bien dans les fonctions de cuisinière et de femme de chambre, qui lui étaient également réservées. Ma pauvre sœur lui épargnait beaucoup du travail intérieur, et bien souvent je l’ai vue piocher dans le jardin comme une paysanne. Elle aimait beaucoup le jardinage, disait-elle ; le fait est que ce jour-là la présence de Marceline était nécessaire dans les champs. Quand nous faisions la récolte, nous avions un supplément d’ouvriers qui venaient par reconnaissance. Dans presque toutes les maisons nobles du pays, il existe un secret contre certains maux qui se transmet de mère en fille. Les hommes l’ignorent toujours : la divulgation lui ferait perdre toute sa vertu. Dans la maison d’Asparens, il y avait un remède contre les panaris ; ma sœur le distribuait gratuitement, et par reconnaissance les gens qu’elle avait guéris venaient l’aider, de telle sorte que, lorsque l’année avait été féconde en maux de doigt, nous amassions notre récolte fort commodément.

Pendant que ma sœur s’occupait activement d’éloigner la misère du château, j’étais à peu près abandonné à moi-même. Ma pauvre mère était morte quelques mois après notre départ de Condom, et notre père, cloué sur un grand fauteuil, se faisait rouler de la cheminée à la fenêtre, regardant tantôt les charbons du feu et tantôt les nuages poussés par le vent. Quelquefois il essayait de causer avec moi, mais il abandonnait bientôt la conversation, s’apercevant que la mémoire et la langue le trahissaient à la fois. Dans ses bons