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quelle guerre implacable il provoqua en Allemagne contre Rossini et de quelles féroces diatribes il poursuivit longtemps le triomphateur[1]. A Meyerbeer non plus il ne ménagea pas les apostrophes. Il se fâchait surtout de voir un condisciple, un ami, tourner ainsi le dos à l’école allemande, dont il comptait bien, lui, défendre les grands principes jusqu’à la mort. En attendant, Meyerbeer s’emparait en vainqueur de toutes les scènes d’Italie ; à Marguerite d’Anjou, représentée à la Scala en 1822, et qui de Milan s’en allait bravement faire son tour d’Europe, succéda bientôt l’Esule di Granata pour Lablache et la Pisaroni, puis après un opéra d’Almansor, dont il y a peu de chose à dire, et, comme couronnement suprême de cette brillante période de jeunesse, le Crociato, qui fut représenté, non point à Trieste comme l’écrivait Weber à son frère Godefroid, mais à Venise, le 2 décembre 1825, par Veluti, Crivelli, Blanchi et Mme Méric Lalande.

Jusqu’ici, on peut le dire, Meyerbeer n’était point parvenu à la pleine et entière possession de lui-même; son génie, en quête de sa propre individualité, n’avait su encore comment s’y prendre pour se débrouiller au milieu de tant d’élémens étrangers qui l’encombraient de toutes parts. À ce compte, la partition du Crociato est une date, et l’œil exercé voit déjà, bien qu’indécise et tremblante, poindre dans ce chef-d’œuvre la clarté du feu créateur. Quiconque étudiera le Crociato avec intelligence sera frappé du caractère magistral qui s’y révèle. Plus d’hésitations, ni de tâtonnemens : l’auteur sait maintenant ce qu’il veut, où il va, et dans cette mélodie italienne qui se rapproche de plus en plus du grand style allemand, dans cette fusion systématique des deux styles, vous pressentez de loin ce qui sera un jour le secret du génie de l’auteur de Robert le Diable, des Huguenots et du Prophète. Quoi de plus grandiose au point de vue dramatique, quoi de plus beau que l’introduction du Crociato? Sans aucun doute, les trois actes ne sont pas tout entiers écrits de ce style; mais laissez ce vigoureux esprit se développer librement, laissez agir sur lui l’influence française, et vous verrez ce qu’il en adviendra.

L’influence française en effet, personne n’y échappe; sans elle, n’eût-on pas vu Rossini s’arrêter à la Semiramide, et Meyerbeer au Crociato? Sans elle, point de Comte Ory ni de Guillaume Tell, point de Robert le Diable ni de Huguenots! Et dire avec cela que nous sommes la nation la plus anti-musicale! Oui, certes; mais les idées que la France remue incessamment, ces germes de fécondation universelle, littérature, histoire, philosophie, qui flottent dissémi-

  1. Voyez l’étude sur Rossini, Revue du ler, 15 mai, 1er juin 1854.