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« — La place est toute pavée de tes morts. Ceux qui vivent encore te prient à genoux. Dis-moi, es-tu homme ou non?... — Laisse-moi, que j’achève ma journée.

« _ Où vas-tu avec ton grand couteau? — Couper des têtes, je suis bourreau.

« — Dis-moi, quel goût a ton breuvage? Dans ton verre, le sang n’écume-t-il pas? Lorsque tu manges ton pain, ne crois-tu pas te nourrir de chair?

« — Où vas-tu avec ton grand couteau? — Couper des têtes, je suis bourreau.

« — La sueur et la fatigue s’emparent de toi. Arrête ! Ton couteau s’ébrèche, ô bourreau! Tu pourrais bien nous manquer, et malheur à toi si la victime échappe!

« — Où vas-tu avec ton grand couteau? — Couper des têtes, je suis bourreau.

« — Elle a échappé, la victime! Mets à ton tour ta joue sur le billot, rouge de sang desséché. Les tendons de ton cou vont craquer. bourreau! l’heure est venue, il faut que ta tête saute.

« — Aiguisez de frais le grand couteau ; tranchons la tête du bourreau ! »


N’est-ce point là un tableau qui peut tenir sa place à côté des Iambes de M. Auguste Barbier? Cette passion, cette énergie concentrée, que j’ai signalée comme un trait dominant chez M. Aubanel, éclate dans le dernier vers avec une vigueur formidable. Ce n’est plus un homme qui parle, c’est un pays tout entier. Il semble qu’on entende un grand cri sortant à la fois de plusieurs millions de poitrines!

L’autre poète qui s’était révélé aussi dans li Prouvençalo, M. Frédéric Mistral, est le fils d’un propriétaire de campagne. Possesseur lui-même de deux belles fermes auprès du village de Maillane, à quelques lieues de Saint-Rémy, sur les limites de la Provence et du Comtat, M. Mistral, que des critiques ont transformé en paysan, en valet de ferme, sans lettres, sans culture, espèce de chantre primitif dont l’originalité serait garantie par une merveilleuse ignorance, M. Mistral est simplement ce que nos voisins d’outre-Manche appellent un gentleman-farmer ; il a fait des études, et d’excellentes études. Né à Maillane le 8 septembre 1830, sa première enfance s’est passée dans une pension de la Drôme, sa première jeunesse au collège d’Avignon. En 1847, il a passé, devant la faculté de Montpellier, un bon examen de bachelier ès lettres. Les écrivains qui l’ont habillé en pâtre ne sont pas plus pourvus que lui de titres et de diplômes. Son premier examen passé, M. Mistral en a subi bien d’autres; il est licencié en droit de la faculté d’Aix. S’il n’est pas avocat à Aix ou à Marseille, c’est qu’il a mieux aimé vivre tranquillement sur ses terres. Je ne donne pas ces détails pour diminuer la valeur poétique de M. Mistral, mais seulement pour substituer une