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dans la vie et dans les relations privées. Dans un pays dépeuplé, montagneux, véritable repaire de brigands, où l’on se battait encore hier, entre des populations naturellement pillardes et meurtrières, un Français peut circuler librement aujourd’hui sans emmener d’escorte et sans rencontrer de gendarmes. Un des écrits que nous avons cités, le plus remarquable de tous et sur lequel nous aurons plus d’une fois à revenir, exprime ce fait par une phrase aujourd’hui proverbiale en Algérie : « Une femme, dit M. le colonel Ribourt, pourrait aller aujourd’hui d’un bout à l’autre de la régence avec une couronne d’or sur la tête, et arriver comme elle serait partie. » Ce sont les Arabes qui ont fait cet adage, exprimant ainsi avec une vérité saisissante que, pour obéir à la France, ils savent s’abstenir dans l’occasion des deux objets que promet à leur pieuse convoitise le paradis de Mahomet.

Le progrès d’une conquête, avons-nous dit, pour un esprit positif, doit se traduire en définitive en argent et en hommes. D’année en année, les contributions levées sur les Arabes augmentent de plus d’un million en moyenne. « En 1852, dit M. le colonel Ribourt, l’impôt arabe rendait 6,197,000 fr. ; en 1859, il a rendu trois fois autant, 17,700,000 fr. » Plus de sept mille hommes de troupes indigènes figuraient déjà en 1854 dans les cadres de l’armée d’Afrique, et les murs de Sébastopol étaient témoins de leur obéissance et de leur valeur. Il y a peu de mois, au moment où la paix inopinée de Villafranca fut conclue, ce nombre, accru déjà dans l’intervalle, allait être presque doublé par la création de nouveaux régimens, sans qu’on éprouvât ni la moindre peine à en faire la levée, ni la moindre résistance à les transporter sur les champs de bataille les plus éloignés, ni le plus léger doute sur leur fidélité au drapeau français. On ne peut nier l’importance et la rapidité inattendue de tels résultats. L’homme qui a certainement le plus contribué à les amener, le grand maréchal Bugeaud, qui ne manquait de confiance ni en lui-même ni en l’avenir, n’aurait pas osé, il y a quinze ans, se les promettre. Il faut vraiment l’impatience française pour trouver qu’ils aient été trop longs à venir. En fait de conquête (disons-le sans trop d’orgueil, car la conquête est par elle-même, nous l’avons vu, un bien douteux), jamais rien ne s’est fait ni mieux ni plus vite.

Je dirai sans détour, au risque de soulever, soit en Algérie, soit en France, bien des contradictions passionnées, à quel secret, dans ma pensée, il faut attribuer un succès si inespéré. Il réside tout entier, suivant moi, dans la combinaison très heureuse qui, mettant à profit les ressources variées de l’esprit français, a réussi à organiser dans le sein de l’armée conquérante un véritable corps