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administratif. En général, pour tout pays, le lendemain d’une conquête est plus difficile que le jour même : ce n’est plus la bataille, et ce n’est pas encore la paix ; les gens qu’on a devant soi ne sont plus des ennemis, et ne sont pas encore des concitoyens. Il faut gouverner ceux qu’on vient de vaincre, il faut les gouverner dans leur intérêt, sous peine d’être leur tyran, un peu aussi dans le sien, sous peine d’être leur dupe. Le droit absolu de la guerre, qui est la force, a fini ; l’empire de la loi ne peut pas tout à fait commencer. Dans cet état de transition, dans ce crépuscule, si on ose ainsi parler, le système d’administration qui convient est la chose du monde la plus difficile à trouver. Le régime militaire et le régime civil ont tous les deux leurs inconvéniens ou leurs impossibilités. Le pouvoir militaire pur et simple, le régime du camp, avec l’ordre du jour pour loi et le conseil de guerre pour sanction, a l’avantage d’être sûr et expéditif, mais il est violent et stérile, et ne fait faire aucun pas vers une occupation solide. Le régime civil en revanche manque de sa base naturelle, qui est le concours libre et bienveillant des populations. Il s’avance entouré de ses lenteurs, de ses formalités, toujours un peu routinières, mais sans rencontrer autour de lui la confiance dont a besoin, pour se faire obéir sans effort, le mandat paisible du magistrat. Il inspire moins de respect que le militaire, sans soulever moins de répugnance. Un vainqueur en habit noir est moins redouté, sans être moins détesté, qu’un vainqueur en uniforme.

En Algérie en particulier, l’établissement d’un régime civil sur toute cette immense étendue de territoire qu’occupent les tribus arabes était, au lendemain de leur soumission et à la veille de leur rébellion, toujours possible et toujours menaçante, une idée qui ne pouvait passer sérieusement par la tête d’aucun homme sensé. Il est assez de mode parmi des publicistes algériens, aujourd’hui que tout péril est sinon conjuré, du moins éloigné, d’exprimer à ce sujet des regrets rétrospectifs et d’accuser le pouvoir militaire de n’avoir point abdiqué sur-le-champ entre les mains du pouvoir civil. C’est principalement parmi les populations européennes commerçant dans les villes du littoral que ce regret trouve des échos. Ma conviction très profonde est que, si pareille abdication avait été consommée, les premiers à s’en repentir et à la faire rétracter seraient ceux-là mêmes qui se plaignent aujourd’hui qu’elle n’ait pas eu lieu. J’ai déjà vécu assez pour voir chez des populations plus indépendantes, plus indociles, plus civiles en un mot dans leurs habitudes que les commerçans d’Algérie, la dictature militaire non-seulement supportée avec patience, mais demandée avec instance, mais acceptée avec enthousiasme, pour de bien moindres périls que ceux qui menaçaient