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et dans le service de la colonisation. Je ne doute pas que cette exclusion n’ait été dictée par la pensée de ne pas soumettre, même en territoire militaire, les colons français à la même autorité, et par conséquent aux mêmes habitudes de commandement que les Arabes. Probablement aussi, on a voulu ouvrir un recours et exercer un contrôle contre les abus d’un pouvoir unique. C’est donc dans une intention bienveillante pour les colons qu’on les a retirés à la juridiction des bureaux arabes, et soumis à celle de commandans des places fortes répandues dans l’intérieur. Je doute cependant que le résultat ait été conforme à l’intention. On est arrivé ainsi à détacher des intérêts et de l’avenir de la colonisation toute la partie jeune, ardente et distinguée de l’administration militaire. Les bureaux arabes, n’étant pas chargés de veiller à la colonisation, ne s’en sont naturellement pas occupés. Or, de ne point s’occuper d’une chose à ne s’en point soucier, même à la prendre en déplaisance, il n’y a pour des esprits actifs qu’un pas très aisément franchi. Tandis que les bureaux arabes ne voyaient qu’avec indifférence, et souvent avec un certain dénigrement, les très maigres et très chétifs essais de la colonisation, ils portaient au contraire sur le gouvernement des indigènes, devenu leur attribution spéciale, toute leur attention et toutes leurs lumières. C’est ainsi qu’ils sont arrivés à faire jouer tous les ressorts de ce gouvernement avec une perfection infinie. De plus, à force de vivre ainsi en tête-à-tête avec les Arabes, un certain nombre de ces officiers se sont pris véritablement d’une sorte de goût sincère pour eux. Ce ne sont pas les moins distingués, ce sont au contraire ceux dont l’esprit est le plus orné de littérature qui se sont ainsi passionnés pour un mode de société très différent de nos habitudes, par un de ces plaisirs romanesques naturels aux imaginations blasées de notre époque. J’en ai entendu plusieurs, et du premier mérite, après de longues années passées dans les bureaux arabes, parler avec une exaltation presque tendre de la vie patriarcale que mène un grand chef de tribu, sous sa tente, entre ses enfans, ses vassaux, ses troupeaux, ses chevaux et ses armes. Ce sentiment se mêlait, chez eux, à une sorte de fraternité chevaleresque contractée, sur les champs de bataille du Maroc et du désert, avec les chefs de tribu qui servent dans nos armées. Enfin beaucoup de nos militaires ont des dispositions naturellement religieuses. La lecture précoce de Voltaire, l’atmosphère des plaisanteries de corps de garde, ont souvent fermé leurs yeux aux vérités touchantes de la religion chrétienne : sous l’humble vêtement des missionnaires français, ils méconnaissent ou méprisent la foi ; mais l’extérieur grave, la décence solennelle de la piété musulmane, les prend par surprise et les touche, et ils en parlent avec admiration.