Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/358

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On sait que les Américains n’hésitaient pas alors à choisir leurs matelots parmi les meilleurs de toutes les nations. Ils les attiraient par une solde très élevée et les maintenaient dans le devoir par une discipline excessivement sévère. Jamais équipage ne m’avait présenté l’aspect de vigueur, de santé, de bien-être qu’offrait cette réunion de matelots d’élite avec leurs poitrines nues, leur grand collet de chemise retombant sur une veste de drap bleu, et leurs larges pantalons sans bretelles serrés à la ceinture.

J’avais hâte de comparer le vaisseau le Rochefort à ce navire si supérieur aux nôtres. Je me demandais si cette nouvelle visite ne me réconcilierait pas un peu avec nos armemens, et n’aurait point pour résultat de me faire considérer le Franklin comme un type exceptionnel, bon tout au plus pour une marine peu nombreuse, mais que les grands états maritimes devaient, par une sage économie, s’abstenir d’imiter. Le Rochefort arriva le 31 août à Mahon, accompagné d’une frégate et de quelques bâtimens légers. Ce vaisseau s’était dirigé, sur Toulon afin de hâter notre réunion. Ne m’y trouvant point, il était revenu sur ses pas. J’étais peu tenté de me plaindre de ce contre-temps, car si l’amiral Freemantle fût arrivé plus tôt au rendez-vous, il aurait trouvé le Centaure dans un état qui eût été bien loin de flatter mon amour-propre. Grâce au retard qu’avait éprouvé notre jonction, j’avais pu me reconnaître un peu dans notre affreux chaos, et j’avais mis ce délai à profit pour exercer nos hommes, qui, mis en présence de navires étrangers, faisaient chaque jour de sensibles progrès. Il n’est pas de marins plus prompts que les nôtres à subir la noble influence de l’émulation. C’est un sang généreux que toute occasion de lutte excite. Rebelle aux exhortations, il lui faut pour s’échauffer les regards de la foule. Le moindre novice sur nos bâtimens est aussi sensible que l’officier au point d’honneur.

Le Rochefort avait été construit en Angleterre par un ingénieur français, M. Baralier. C’était un vaisseau de 80, dont la carène reproduisait fidèlement les formes des beaux vaisseaux de M. Sané, mais dont les parties hautes avaient été avantageusement modifiées. La batterie basse du Rochefort n’était pas à demi submergée comme celle du Franklin. Quant aux installations intérieures, la plupart de celles qui m’avaient frappé à bord du vaisseau américain se retrouvaient à bord du vaisseau anglais. Je dirai même que plusieurs des dispositions adoptées à bord de ce dernier bâtiment me semblèrent beaucoup plus militaires. On reconnaissait dans l’organisation du vaisseau le Rochefort l’austère simplicité de la vieille marine de guerre, dans celle du Franklin l’ambitieuse fantaisie du novateur. On comprenait, en examinant de près les installations du Rochefort,