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que les véritables progrès ne se réalisent qu’à la mer, que dans les rades les observations n’ont qu’un champ nécessairement limité, et qu’il est sur ces eaux tranquilles des améliorations qu’on ne découvrira jamais parce qu’on n’en sentira jamais le besoin. Le vaisseau de l’amiral Freemantle était, à très peu de chose près, ce qu’ont été en 1840 nos meilleurs vaisseaux de ligne. Que dire de celui qui portait mon pavillon ? Avec son lest en pierres, ses câbles de chanvre séchant dans les batteries ou pourrissant dans la cale, ses tonneaux de bois d’où l’eau ne sortait que corrompue et exhalant une odeur infecte, ses longs mâts de hune chancelant sous une voile démesurée, ses mâts de perroquet surmontés du mâtereau tremblant sur lequel se hissait la vergue de cacatois ; avec son pont coupé d’un gaillard à l’autre, son avant ouvert à la vague, sa poulaine au niveau de la deuxième batterie, son monstre mythologique à cheval sur l’extrémité de la guibre, le Centaure ressemblait un peu à une marine de Joseph Vernet. Tout cela nous avait paru beau autrefois, essentiellement marin et d’un type achevé ; mais cette infatuation commençait à se dissiper. La fréquentation des marines étrangères devait insensiblement nous dessiller les yeux, et nul doute que si nous n’eussions eu à lutter contre la routine aveugle des ports, notre marine n’eût point attendu si longtemps les progrès que les officiers revenant de la mer lui ont fait accomplir.


III

L’histoire ne présente peut-être pas d’autre exemple de nations voisines devenues aussi complètement étrangères l’une à l’autre que l’étaient les deux nations riveraines de la Manche, quand la paix de 1815 les mit de nouveau en contact. J’éprouvais toute autre chose que de la sympathie pour un peuple que je considérais comme l’ennemi naturel et invétéré de la France. Cependant je ne pouvais me défendre d’un certain mouvement de curiosité en songeant que j’allais, par la force des choses et par la nature même de ma mission, être appelé à vivre en quelque sorte dans l’intimité de gens pour lesquels je n’avais jusqu’alors professé que les sentimens communs à tous mes frères d’armes. Ce n’était rien que d’avoir étudié jusque dans ses moindres détails l’intérieur d’un navire anglais, d’avoir vu de près ces installations et ces habitudes si différentes des nôtres ; il me restait à connaître un vieux compagnon de Nelson, à tendre la main à un homme qui avait combattu pendant plus de vingt ans contre nous, qui avait commandé un vaisseau à Trafalgar et qui pouvait avoir gardé autant d’orgueil de ses victoires que j’avais conservé de ressentiment de nos défaites.

Dès que le Rochefort eut jeté l’ancre dans le port de Mahon, sachant