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définition de la propriété selon les jurisconsultes, va-t-il jusqu’à ne pas user du tout de deux cents lieues de territoire ? Fallait-il violer notre parole ? Fallait-il exposer la colonisation entreprise à mourir, devant des immensités désertes, du lent supplice de Tantale ? Je ne crois pas que jamais cas de conscience plus délicat ait été posé à un conquérant honnête homme.

Les moyens les plus variés, les uns doux, les autres énergiques et sommaires, furent proposés dès le premier jour pour sortir de cette difficulté, qui était au fond, dans un avenir plus ou moins éloigné, le nœud vital de la colonisation. Les théories radicales, toujours séduisantes pour beaucoup d’esprits, surtout quand la nécessité presse et que les obstacles impatientent, furent les premières à se produire. Des écrivains soi-disant versés dans le droit musulman ont sérieusement prétendu que le Coran ne permettait à ses fidèles aucune propriété digne de ce nom, que le souverain politique, dans la loi musulmane, était l’unique propriétaire, et que l’usufruit seul des biens-fonds appartenait aux détenteurs, d’où il suivait qu’en sa qualité d’héritier de Mahomet, le gouvernement français pouvait à son gré déposséder tous les Arabes. Cette subtilité eût tout arrangé en effet, tout excepté l’honneur, l’humanité et la conscience. Des conseillers plus timorés ouvraient l’avis d’acquérir aux Arabes leurs territoires par voie d’expropriation publique moyennant échange ou indemnité, parti sans contredit beaucoup plus humain et plus sage, mais qui lui-même donnait naissance à des difficultés d’un autre ordre. Pour acquérir avec certitude en effet et à l’abri des fraudes et des revendications, il faut commencer par déterminer avec clarté la nature et l’étendue des droits du vendeur. Sans titre de propriété positif, point d’acquisition bien assurée. Or c’est là justement ce qui manque aux tribus arabes, et ce qu’elles ne se soucient guère de se procurer. Établies sur le territoire qu’elles détiennent au nom de coutumes mal définies, elles ne se mettent pas en peine de bien savoir ce qu’elles ont, afin d’être plus à leur aise pour prendre ou vendre au besoin ce qu’elles n’ont pas. Les limites de leur propriété respective sont si confusément tracées, dans l’intérieur de chaque tribu le mode de transmission et de partage est si incertain, tant d’usages et de substitutions bizarres viennent à la traverse du droit commun, et la bonne foi est si peu répandue dans leur sein que toute transaction avec elles, pour ne pas donner ouverture à des débats sans fin, doit être précédée de longues et minutieuses précautions. Les premiers Français qui se risquèrent aux portes d’Alger en firent l’expérience à leurs dépens : dix ans après la conquête, ils plaidaient souvent encore sans avoir pu être mis en possession d’un bien imaginaire, ou qui n’avait jamais existé, ou qui n’appartenait point au vendeur. Le système d’expropriation avec