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de ces formules qui n’ont de prix que quand on sait les détails auxquels elles correspondent, il a nui à la curiosité, refroidi le zèle pour les recherches originales, diminué le goût des faits, qui seuls peuvent servir de fondement aux vues générales, et produit cette inacceptable prétention du philosophe, aspirant à régenter toutes les sciences et prétendant tenir dans ses formules la loi universelle des choses. Rien de plus dangereux pour la solide culture de l’esprit que les tours au moyen desquels l’homme se persuade qu’il sait, quand en réalité il ne sait pas. Le dédain du philosophe pour toute autre étude que la sienne est parfaitement légitime, si la philosophie est la science des sciences, s’il existe réellement un moyen pour arriver à la vérité autrement que par l’étude patiente et attentive. Si au contraire le philosophe fait la même chose que les savans des sciences naturelles et historiques, mais le fait sans connaissances spéciales, que veulent dire ces airs de supériorité ? Comment parler du monde et de l’homme sans avoir épuisé tout ce que les méthodes d’investigation peuvent nous fournir sur la constitution du monde et sur les vertus cachées de l’humanité ?

La sécheresse et le peu d’efficacité morale des livres de philosophie n’ont pas d’autre cause. L’impression littéraire parfois pénible que laissent ces sortes de livres ne vient-elle pas de ce que le philosophe tue la poule aux œufs d’or, et, en réduisant tout à des formules abstraites, rend l’art impossible ? L’habileté de l’écrivain consiste à avoir une philosophie, mais à la cacher ; le public doit voir les ruisseaux qui sortent du paradis, mais non les sources d’où ils jaillissent ; il doit entendre le son sans voir l’instrument qui le rend. Le philosophe au contraire, comme le théologien, comme le juriste, comme les scolastiques en général, prétend tout dire sans arrière-plan ; chaque livre de philosophie, s’il réalisait son programme, épuiserait l’infini. Après avoir lu les ouvrages de ce genre, on est tenté de se demander : Que fera l’auteur désormais, puisqu’il a dit son dernier mot ? La vraie science ne se livre pas d’un seul coup ; elle est toujours relative, toujours incomplète, toujours perfectible. Une science des sciences qui rendrait les autres inutiles serait le tombeau de l’esprit humain, et aurait les mêmes conséquences qu’une révélation ; en nous donnant le dogme absolu, elle couperait court à tout mouvement de l’esprit, à toute recherche. L’ennui du ciel des scolastiques serait à peine comparable à celui des contemplateurs oisifs d’une vérité sans nuance qui, n’étant pas trouvée, ne serait pas aimée, et à laquelle chacun n’aurait pas le droit de donner le cachet de son individualité.

Le livre de M. Vacherot dissipera-t-il les préjugés que beaucoup d’esprits délicats et d’esprits scientifiques sont arrivés à concevoir