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longue suite de jours contenus dans ce petit espace, il demanda à Mme de Marçay si elle se doutait de ce que la destinée avait pu écrire sur cette page encore fermée de leur vie, si leur amitié, que son amour ébranlait sans cesse, pourrait durer jusqu’au bout de cette année, et si lui-même enfin pourrait vivre longtemps ainsi à côté d’elle et sans elle. Puis, passant de cette idée à une plainte qui lui était familière, il s’écria qu’elle était une étrange créature, que vivre sans aimer à son âge et avec sa beauté était une sorte d’infirmité morale et de sacrilège, que pour lui il se résignerait plus aisément à son malheur, s’il pouvait croire que le cœur qui lui était refusé appartînt à un autre, et qu’elle aimât au moins quelqu’un sur la terre, au lieu d’y passer comme une belle et froide statue.

Ferni parlait avec feu, et eût sans doute continué longtemps encore; mais tout à coup il s’arrêta, pâlit et parut avoir peine à se soutenir. Il avait entendu Mme de Marçay lui dire : — Et si je ne méritais pas tous ces reproches, s’il y avait en effet quelqu’un?...

— Quelqu’un! s’écria Ferni, confondu de surprise et oubliant qu’un instant auparavant il déclarait extraordinaire et presque regrettable que ce quelqu’un n’existât pas. Mais cela ne peut pas être! poursuivit-il avec une anxiété douloureuse. Je connais tous ceux qui vous entourent, et Dieu sait si j’ai cherché à deviner s’il en était un seul parmi eux qu’il vous fût possible d’aimer! Non, vous n’aimez personne. — Et il ajouta d’une voix suppliante : — N’est-ce pas que ce quelqu’un n’existe pas, que vous venez de l’inventer pour me guérir, que c’est un charitable mensonge?... Vous ne répondez pas, vous voulez me convaincre qu’il existe; jurez-le donc. — Et il la dévorait des yeux, épiant le moindre mouvement de ce beau visage.

Elle était très pâle; mais elle leva aussitôt la main, et dit d’une voix altérée : — Je le jure !

Ferni était debout et tenait l’autre main de Mme de Marçay dans les siennes. Il rejeta cette main avec une sorte d’horreur et se dirigea vers la porte; mais il ne l’avait pas encore touchée qu’il entendit Mme de Marçay lui dire : — Vous ne voulez donc plus de mon petit souvenir? — Et elle lui tendait le calendrier. Cette voix, ce geste allèrent à l’âme de Ferni et changèrent brusquement le cours de ses idées. Il revint à elle, se jeta à ses pieds, couvrit ses mains de baisers, lui dit tendrement adieu, et sortit presque heureux, au milieu de son infortune, de s’être séparé sans emportement injuste d’une personne qu’il avait tant aimée, et qui, même après un semblable aveu, lui paraissait encore, à son grand étonnement, ce qu’il avait de plus cher au monde.