Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/604

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour le confondre avec leur propre souffle, le souffle d’une nation tout entière. Ses ennemis eux-mêmes n’ont jamais imaginé de lui contester sa grandeur. Les officiers inconnus renfermés dans cette petite chambre pleine de ténèbres se mirent à deviser sur cette mort. Une illusion inhérente à cette puissante espèce d’événemens leur fit croire un instant que tout autour d’eux allait changer. Le bruit monotone du canon tonnant au loin dans la tranchée les rappela bientôt aux réalités de leur existence présente. Pour nous en effet, rien n’était changé. En admettant qu’un jour ce que nous apprenions alors dût exercer quelque action décisive sur le monde, ce jour, même prochain, ne luirait que pour un certain nombre d’entre nous. La guerre est loin de rétrécir nos horizons, puisqu’elle nous rapproche de l’avenir immortel; mais elle supprime l’avenir terrestre. De là cette insouciance à laquelle le soldat revient bien vite, après avoir sacrifié un instant par habitude à ces dieux de la vie coutumière qui s’appellent l’inquiétude et l’espérance.

Ce que je viens de raconter se passait au mois de mars. Les travaux du siège à cette époque venaient de prendre encore un nouveau développement. L’attaque de la tour Malakof avait été décidée; cette décision avait entraîné sur notre droite la construction de tranchées armées et nombreuses comme celles de notre gauche. L’entrée de ces tranchées était quelque chose de merveilleux. Imaginez-vous un immense ravin s’étendant entre des rochers à pic d’où l’on montait, par une rampe abrupte, aux terrains accidentés que couronnaient nos canons et nos soldats. J’ai pénétré dans ce ravin à bien des heures du jour et de la nuit, et j’y ai constamment éprouvé le sentiment d’une puissante admiration. Une nuit surtout, ces lieux m’ont offert un spectacle d’une majesté sinistre et sauvage qui réclamerait un peintre et un poète. Sur ma tête, entre les immenses parois du gouffre où je cheminais, j’apercevais un ciel lugubre; une lune semblable à une divinité redoutable et voilée se montrait derrière une nuée en même temps noire et transparente comme un crêpe funèbre. Pour que rien ne manquât à la sombre tristesse du tableau, quelques oiseaux de ténèbres battaient de leurs ailes les flancs déchirés des rochers. Je vis quelque chose s’avancer au fond de ce Tartare; je reconnus une civière sur laquelle était jeté un cadavre. Après avoir marché quelques instans dans cette vallée de deuil, on trouvait à droite le chemin montant qui conduisait à nos travaux. Sur cette route, dans l’excavation d’un roc, habitait le major de tranchée. Quand le feu de la place était ardent, quelques obus envoyaient souvent leurs éclats jusqu’au seuil de ce logis d’anachorète.

Les boulets du reste étaient devenus plus communs que les pierres dans ces ravins de Sébastopol, qui, suivant une étrange loi de ce que je serais tenté d’appeler la poétique providentielle, étaient dans une