Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il ne sait pas à quel point je l’aime ; mais au nom même de cette vie que son dévouement m’a rendue, je lui demande de partir. Il y a en moi comme un renoncement au bonheur, mais non pas au devoir ; qu’il m’aide à en porter le poids ! Le spectacle de son chagrin m’épuise et m’oblige à penser au mien : obtenez de lui qu’il me l’épargne. Quand il ne sera plus là, vous l’aiderez à m’oublier et à guérir. M. de Faverges ne se souvint plus qu’il était Parisien. — S’il vous oubliait, ce serait un méchant homme, et je ne le reverrais jamais ! dit-il.

— Alors qu’il pense à moi comme à une amie et qu’il soit heureux ! S’il le devient un jour, vous me l’écrirez, et je serai plus tranquille.

M. de Faverges lui demanda la permission de faire une dernière tentative auprès de Jacob.

— Faites ! répondit Salomé en hochant la tête.

Le soir même, M. de Faverges prit à part son hôte. Tous les argumens que l’amitié la plus vive peut fournir, il les employa pour ébranler la résolution du vieux puritain. Jacob l’écouta sans l’interrompre ; mais lorsque M. de Faverges se tut : — La mort me l’avait prise, la mort me l’a rendue ; la crainte de son aiguillon ne me fera pas céder ! répondit le huguenot.

Et comme l’ami de Rodolphe insistait, Jacob, frappant du pied la terre, s’écria : — Aussi longtemps que je foulerai le sol de la patrie allemande, jamais Salomé ne sera la femme d’un catholique, j’en prends Dieu à témoin !


V

On était alors à une époque de l’année où tous les habitans de la Forêt-Noire s’apprêtent à célébrer l’ouverture des écluses ou Schwellung. Le bois abattu dans la montagne a été dirigé le long des cours d’eau qui se déversent dans la Murg ou la Kintzig, affluens du Rhin. Quand on juge le moment opportun, les forestiers choisissent un jour, on ouvre les portes gigantesques pratiquées dans les barrages qui ferment les vallées, et la masse des eaux retenues dans d’immenses réservoirs gonflés par la fonte des neiges emporte dans son élan les troncs de sapin et les énormes poutres empilés le long des torrens. C’est une cérémonie imposante qui attire souvent un grand concours d’étrangers. On l’annonce plusieurs jours à l’avance ; les dernières coupes sont précipitées au fond des gorges, à portée du flot, qui bientôt passera au-dessus des roches les plus hautes ; le fer des propriétaires a marqué les différentes pièces de bois qui doivent alimenter les scieries des vallées inférieures. Les auberges bâties dans le voisinage des cours d’eau reçoivent la visite des marchands