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et des curieux. Le chasseur et le touriste pénètrent dans le Schwartzwald, animé alors d’une vie plus active. M. de Faverges avait manifesté le désir d’assister à l’ouverture des écluses, qui devait avoir lieu vers la fin de la semaine. On ajourna le départ des deux amis au lendemain de cette fête locale. Rodolphe comptait les heures qui l’en séparaient. Il voyait à tout instant Salomé, et il évitait de lui parler. Ils osaient à peine se regarder. La pauvre fille avait le visage non moins désolé et non moins rigide cependant que celui de la femme de Loth quand elle fut changée en statue de sel.

Quand arriva le matin du jour désigné par les forestiers, Jacob partit de bonne heure avec M. de Faverges. Ils ne parlaient plus ni les uns ni les autres de la chose qui faisait l’objet de leurs préoccupations. Le garde laissait sans crainte Rodolphe à la maison ; il le connaissait, et il connaissait aussi Salomé. Une sorte de pudeur, dont cette âme inflexible avait le sentiment, ne lui permettait pas non plus d’assister aux adieux que peut-être ils avaient à se faire.

Un fort barrage est pratiqué sur le cours du Schwartzenbach à une petite lieue de la Herrenwiese. Un peu plus bas, en aval du torrent et presque à son point de rencontre avec la Raumunzach, un pont de pierre d’une seule arche enjambe le lit de roches du Schwartzenbach, et domine une chute de huit ou dix mètres, où de grands blocs de granit sont entassés dans un désordre pittoresque. À l’angle même du confluent des deux cours d’eau, sur un pan de mousses et de bruyères, les bûcherons établissent, à l’aide de quelques planches et de quelques brassées de fougères, des sièges pour les curieux qu’attire la singularité de ce spectacle. Des feux de branches mortes pétillent auprès de ces sièges rustiques. La gorge est étroite, profondément encaissée entre des pentes raides chargées de hauts sapins ; l’eau tout écumante fuit entre les quartiers de roc blanc, plaqués çà et là de fortes ombres ; le bruit du vent qui arrache d’éternelles plaintes à la forêt se mêle au murmure du torrent ; la lumière qui pénètre au fond du ravin, et fait étinceler par places les nappes d’eau, semble verte ; on voit le ciel tout en haut comme une bande d’azur pale entre deux rangées d’arbres. Le paysage est romantique. Des gendarmes dont le casque brille écartent du pont les imprudens qui cherchent à s’en approcher ; de grands chariots attelés de bœufs sont arrêtés sur la route ; des officiers enveloppés de la longue capote grise, des étudians coiffés de la casquette héréditaire des universités allemandes, des artistes qui déjà taillent leurs crayons, vont et viennent dans les bois, ou se groupent autour des feux ; quelques flocons de neige chargent encore la cime des plus hauts sapins.

Le signal de l’ouverture des barrages venait d’être donné. Jacob, que ses fonctions appelaient partout à la fois, avait abandonné M. de