Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/790

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parlé, il s’apprête à rire, s’il voit qu’une plaisanterie va naître, et à peine cette plaisanterie est-elle née qu’il l’accueille, si mince, si chétive soit-elle, avec tous les transports d’une affectueuse hilarité. On peut donc s’imaginer l’empire qu’exerçait sur une semblable nature le général Canrobert avec cette langue imagée et vive que fournit un cœur vaillant à un esprit bien doué.

Un seul trait montrera cet empire. J’ai dit quel aspect sinistre avait à la droite du siège l’entrée de nos tranchées. Les ravins où l’on était forcé de s’engager pour arriver à cette partie de nos travaux évoquaient le génie de Salvator Rosa. C’étaient les paysages tourmentés chers à ce pinceau hardi et violent comme un glaive. Un soir, en revenant de visiter nos tirailleurs, le général Canrobert cheminait dans un de ces ravins. Au pied d’une montagne sombre et farouche, dont les plis commençaient à se remplir des ombres de la nuit, il aperçut quelques soldats qui remuaient la terre. Il s’arrêta pour demander à ces hommes ce qu’ils faisaient. Ils lui répondirent qu’ils creusaient des tombes. En cet instant même, près de ces fossoyeurs improvisés passaient d’autres soldats portant sur leurs épaules une civière. Un cadavre singulier reposait sur ce lit de mort ambulant : c’était un homme atteint par le trépas avec une telle rapidité, qu’en devenant immobile il avait gardé toutes les attitudes de la vie, et s’était changé en une sorte d’effrayante statue. Un de ses bras s’était raidi le long de son corps, mais l’autre bras était levé au ciel. La mort avait donné au geste de ce membre livide une énergie que je ne saurais rendre. On eût dit un appel terrible à la puissance divine. Parmi tous les objets transformés que la guerre a fait passer sous mes yeux, aucun peut-être ne m’a paru plus émouvant que ce bras. Il y a dans les spectacles extérieurs d’invincibles puissances que les âmes les plus simples subissent souvent à leur insu. Les hommes près de qui le général Canrobert s’était arrêté semblaient soucieux. Ce qui frappait en ce moment mes regards pesait évidemment sur leurs cœurs.

— Eh bien ! mes enfans, leur dit le général, il y en a donc beaucoup qui ont fait le grand voyage aujourd’hui?

— Oui, mon général, lui répondirent-ils, et demain il y en aura bien d’autres encore.

— Nous le ferons tous, reprit alors leur chef, c’est bien certain; mais de quel lieu partirons-nous, et quand nous mettrons-nous en route? Voilà ce que je ne puis pas vous dire.

Appuyés sur leurs pioches, les hommes qui travaillaient dans le ravin se mirent à rire. L’humeur gauloise était réveillée et reprenait sa chanson au bord de ces tombes.