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XIV.

J’étais bien rarement de garde aux tranchées sans voir arriver dans l’après-midi un homme aux traits réguliers, à la taille élancée, vêtu de cet uniforme britannique qui en campagne se rapproche de l’habit bourgeois : c’était le général Colin Campbell, commandant la brigade écossaise. Sir Colin Campbell avait contracté une étroite amitié avec le général Vinoy, dont il avait été le voisin, pendant les premiers jours du siège, sur les hauteurs de Balaclava. — Je viens rendre visite à mon ami, — disait-il avec son accent anglais, donnant à ce mot : ami je ne sais quoi d’énergique en rapport avec le sentiment de mâle affection que témoignaient ces visites périlleuses. Sir Colin Campbell allait trouver son ami en effet, et l’accompagnait dans de longues promenades sous le canon de Sébastopol. Il revenait d’ordinaire avec un sourire de satisfaction sur les lèvres, heureux d’un progrès que, tout en courant, il avait remarqué dans nos travaux. Il me rappelait, au sortir de ces excursions, quand il reprenait le chemin de son bivouac, ces gentilshommes campagnards de son pays, gagnant le soir le château où s’écoule leur saine et régulière existence, après avoir visité une plantation ou une prairie.

Cette vie d’alors, qu’il me serait doux de ranimer aujourd’hui, a été traversée pour moi par maintes figures que je ne reverrai plus en ce monde. Le général Canrobert invita un soir, à cette table en plein air dont je parlais tout à l’heure, un jeune homme ayant des amitiés nombreuses hors de l’armée, où déjà cependant il avait su se faire connaître et apprécier. Ancien attaché d’ambassade, ce jeune homme, aux heures où je le retrouvai, était dans un accoutrement sous lequel l’auraient reconnu avec peine ceux qui l’avaient vu en d’autres temps : M. de Villeneuve, en quelques jours, s’était transformé en un sergent accompli de zouaves. Sans que rien sentît l’affectation ni en quelque sorte la mascarade dans cette œuvre importante de son cœur à laquelle il allait donner sa vie, il portait ses nouveaux habits avec une aisance, une liberté, une bonne grâce qui lui conciliaient tout d’abord la bienveillance de chacun. Homme d’élégance et de loisirs, il avait senti l’esprit guerrier passer auprès de lui, et il était entré dans nos rangs comme on entre en religion, avec foi, avec enthousiasme, avec ferveur, avec la détermination bien arrêtée d’offrir un noble et utile exemple à la jeunesse de son siècle. Ce sentiment, compris de tous, semblait approuvé du ciel même, qui lui envoya un noble trépas. Quelques jours après ce dîner de la tranchée, il reçut dans une attaque de nuit une blessure mortelle. La plume éloquente et pieuse d’une personne qui lui ap-