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d’une façon très inégale les bénéfices matériels et moraux entre une minorité de maîtres puissamment constitués et une majorité d’ouvriers désarmés par la loi. Ceux-ci sont trop souvent livrés au vice et à la misère, car tous les désordres naissent d’eux-mêmes dans une atmosphère où manquent la famille qui réchauffe le cœur et l’instruction qui éclaire l’esprit. Aussi les engagés rentrent-ils dans leur patrie au bout de quelques années, emportant les salaires accumulés d’une longue période de travail, sans avoir rien ajouté ni à la population ni à la force sociale de la colonie. La loi n’autorise même la prolongation de leur séjour dans l’île qu’à la condition d’y contracter un second engagement pareil au premier, et quoique cette mesure ne soit pas, assure-t-on, rigoureusement observée, elle ne peut qu’éloigner de l’esprit des immigrans l’intention de s’y créer une petite existence indépendante, en famille, comme font beaucoup d’entre eux à Maurice, où toute liberté leur est laissée. De leur côté, les habitans, de plus en plus détachés de tout amour désintéressé du pays natal, impatiens d’escompter un avenir qui pourrait bien ne pas offrir à leurs enfans les mêmes profits qu’à eux-mêmes, ne voient plus dans les colonies qu’une usine, un capital productif de revenus, et non plus comme jadis une patrie digne de tous les dévouemens, à commencer par le séjour.

L’origine de cette situation remonte à l’émancipation accomplie en 1848 avec une ardeur précipitée, qui ne ménagea pas suffisamment la transition. L’indemnité promise par le décret du 26 avril ne fut liquidée qu’à prix très inférieurs aux valeurs réelles, payée au bout de deux ans seulement et en rentes sur l’état, dont une part fut même retenue pour la création d’une banque coloniale, tandis que l’Angleterre acquitta largement et à beaux deniers comptans la rançon de l’esclavage dans ses colonies. Dans l’intervalle entre l’abolition et le paiement, un grand nombre de propriétaires, pressés par le besoin, vendirent à vil prix leurs droits éventuels à des acquéreurs qui accaparèrent ainsi de nombreuses habitations. D’autres à leur tour, ne trouvant pas dans leur indemnité les moyens de faire cultiver les terres par des travailleurs salariés, se résignèrent à vendre. Quelques-uns prirent le même parti, faute de pouvoir se plier à des mœurs nouvelles. En un pays où l’épargne n’avait jamais accumulé les capitaux, un petit nombre d’habitans riches et avisés put ainsi arrondir facilement, et à des prix plus que modérés, ses domaines déjà vastes. Aux conseils de l’ambition la spéculation ne manque pas en pareil cas d’ajouter ses « aïeuls, qui démontrent que les frais généraux diminuent en raison de l’étendue des affaires. L’achat de toutes les terres enclavées, et d’autant de terres limitrophes qu’il s’en trouve à vendre, paraît une dépense habile que couvrira une bonne récolte. On s’agrandit ainsi jusqu’à